de Raymond Depardon
France, 1h30, 2007.
Festival de Cannes 2008, sélection Un Certain Regard.
Sortie en France le 29 octobre 2008.
Documentaire
Au-delà d’un simple documentaire sur les paysans de France à l’aube du 21e siècle, un film plein d’espérance, aux images magnifiques.
On savait depuis longtemps que Raymond Depardon était un grand photographe et que, dans tous ses documentaires, son talent faisait des merveilles. Avec le troisième volet de son cycle sur les paysans en France aujourd’hui, La vie moderne, on reste sidéré par la beauté de l’image, par l’audace de cette caméra qui justifie l’existence même du 7e art. Les deux plans séquences qui ouvrent et ferment le film, empruntant un chemin de campagne par une belle après-midi de fin d’été, sont si beaux, si vrais et si réussis que le spectateur en éprouve les mêmes frissons que s’il les traversait physiquement. Pour nous parler des paysans, Depardon nous montre d’abord la terre qu’ils habitent, ces paysages que le labeur des hommes a sculptés au fil des siècles, la terre qui les nourrit et les fait parfois tant souffrir. Des siècles de vie partagée, à dépendre immuablement des aléas du temps, des bêtes et du sol. Et pour combien de temps encore ?
« J’ai passé mon enfance dans une ferme et j’ai mis du temps à prendre conscience de cette réalité même si j’ai quitté cette ferme très tôt, à l’âge de 16 ans », se souvient-il. « Comme beaucoup de gens dans les années 60, j’ai un peu fui ce milieu par complexe, quelquefois même par honte. Ensuite, s’est installé tout doucement un phénomène inverse : j’étais fier d’être né dans une ferme. Mais je n’arrivais pas à faire un film sur ce sujet-là . Il a fallu que je fasse un grand détour, le tour du monde en quelque sorte, pour oser filmer les paysans. A défaut de l’avoir fait avec mes parents. A la fin des années 80, j’ai d’abord travaillé pour le magazine Le Pèlerin et ensuite pour le journal Libération sur la disparition des paysans. A cette occasion, j’avais été surpris de voir que ce monde rural, celui de mon enfance, n’avait pas beaucoup bougé finalement. Et je me suis dit qu’il fallait que je poursuive ce travail en le filmant. »
Il commence à filmer en 1999 et sort Profils paysans, chapitre 1 : l’approche en 2001 puis Profils paysans, chapitre 2 : le quotidien en 2005, qui étaient au départ destinés à la télévision mais qui sont finalement sortis en salle. Pénétrant comme sur la pointe des pieds chez ceux qu’il filme, avec respect et discrétion, il sait cependant que ce n’est pas facile d’être neutre : « On peut croire que plus nous resterons avec les gens, sans les filmer, mieux nous les connaîtrons et plus le tournage sera facile. Ce n’est pas vrai. Il ne faut pas jouer la fausse relation avec eux. Nous les respectons trop. Et pour les respecter, il faut un peu de silence et un peu de distance. Parce qu’ils vivent dans une grande solitude et qu’il ne faut pas les déranger. Mais, paradoxalement, ils sont à la fois très méfiants et très ouverts. Comment les filmer sans les déranger ? Je crois que c’est grâce à l’énergie que nous dégageons tous les deux. Au bout d’un moment, ce sont eux qui nous demandaient de revenir. »
Il y a alors de très belles scènes qui jaillissent. Le sourire malicieux et les yeux pétillants de Germaine, 70 ans, qui sert le café aux membres invisibles de l’équipe. Le profond silence de Marcel quand il sent que ses forces le lâchent. Camille, adolescente silencieuse, venue d’un autre monde, qu’on croit boudeuse et qui au contraire est déterminée à rester là . La mariée qui met ses talons hauts pour la photo ou encore, le maniement du tracteur qui donne à tout homme un air de conquérant. Le monde de ces paysans-là disparaîtra sans doute. Qu’adviendra-t il de ces paysages, de ces vies en devenir ? Personne ne peut répondre mais tout n’est pas sombre pour autant. « Sur bien des aspects, notamment écologiques, ils sont en avance sur les gens de la ville. Eux, ils préservent la planète mais on ne le sait pas parce que l’on ne s’intéresse plus à eux… Et sans doute qu’ils tiendront plus longtemps que nous. Ce film est résolument tourné vers l’avenir. Il y a une séquence dont je suis très fier, où l’on voit un petit garçon dire qu’il veut faire le métier de son papa. Qu’il ne veut pas aller en ville… » note le réalisateur, qui ajoute : « Je trouve que, finalement, ils sont très proches de nous. Ces gens, qui sont maintenant en minorité, sont extrêmement contemporains. Plus que je ne le pensais. C’est pour cela que La vie moderne est un film bien ancré dans le présent. Il n’est pas question de nostalgie même si c’est le souvenir d’une ferme disparue qui m’a donné toute cette énergie pour le faire. »
Ainsi cette modernité dont certains abusent se coule doucement dans les paysages agricoles. Elle arrive aussi par les enfants qui continuent à naître là où il n’y a plus d’école mais encore une saison pour les foins. Il n’y a pas de désespoir dans ces vies-là . De la fatalité sans doute mais comment ne pas en avoir quand on vit si intimement en contact avec la nature ? Enfin, pour ce film, la modernité est aussi derrière les très belles images. Raymond Depardon se réjouit d’avoir pu bénéficier d’une innovation technique sur ce film : « Grâce à Jean-Pierre Beauviala, qui fabrique les caméras Aaton, j’ai pu disposer pour la première fois en France d’un prototype 2 perforations. Des cinéastes-écolos australiens se sont aperçus que l’on pouvait tourner en 35 mm d’une manière plus économique. Jusqu’à présent, il fallait 4 perforations pour faire une image. Ils se sont dit que c’était sans doute possible avec 2 perforations mais il faudrait tourner en panoramique, ce qui permettrait d’utiliser non plus des magasins de 4’20 mais de 8’40. Cette durée m’intéressait pour filmer en direct des situations où je peux parler avec des gens, ou quand ils parlent entre eux. »
Le résultat est un très beau film, tout à fait à l’encontre de ce que les médias généralistes donnent à voir à leurs spectateurs. Un film qui prend le temps de parcourir une route pour faire une histoire d’un paysage, un film où les silences sont chargés de sens et où les personnages sont beaux sans aucun artifice.
Magali Van Reeth