Robert Laffont, Paris 2023 (Prix Médicis essai)
Le moindre des intérêts de Proust, roman familial, n’est certes pas de donner une impétueuse envie de lire ou relire La Recherche. A travers l’histoire, évidemment re-composée, ou tout simplement écrite, composée, de sa propre expérience, Laure Murat met en évidence l’efficace, l’efficience de la littérature.
S’il s’agissait d’autobiographie, de témoignage, cela pourrait être intéressant, tout comme si était présentée une étude universitaire. Bien que l’érudition se devine sans jamais se montrer, le texte ne relève pas de la critique littéraire non plus. On pourrait davantage parler d’un essai de sociologie, ce que fait la lecture, et tout particulièrement, celle de Proust, en éclairant, montrant, décodant le monde, en émouvant et mouvant le lecteur.
La Recherche décrit et déconstruit le monde, et d’abord celui dont l’autrice est issue. Pas plus que l’intérêt de Proust résiderait dans la proximité du beau-monde, le texte de Laure Murat ne concerne et ne vaudrait que pour celui-ci. Aussi séparée qu’elle se veuille, la mise en scène de l’aristocratie dans La Recherche, permet, ne serait-ce que par ricochet ou par effet miroir, d’éclairer les, des, fonctionnements largement partagés de la vie en société.
Le cadre hypernormé de l’aristocratie est démonté par Proust, liens qui figent, arraisonnent, desserrés voire défaits. C’est le royaume de l’apparence, du paraître, où il convient – ce sont bien des convenances – d’évoluer dans la société de façon policées au point de ne jamais exprimer l’âpreté ou la jubilation, l’ennui ou l’indifférence de l’existence. « L’aristocratie, royaume du signifiant pur et de la performance sans objet, est un monde de formes vides. »
Toute littérature digne de ce nom propose d’essayer des mondes, de « percer de nouvelles perspectives » et celle de Proust permet d’exister dans une forme d’alternative au monde hiérarchique et traditionnel, celui de la transmission de l’identité que l’on croit immuable et qui est cultivée, protégé comme un patrimoine ou un monument historique, à vouloir être sans cesse répétée.
Le passage à une autre manière de vivre est libération et rupture, violente, sans retour, comme un impératif catégorique : « Choisis la vie ! ». Dans la Recherche, l’homosexualité est refoulée ou du moins clandestine, alors même que le roman la fait venir au grand jour. Ce que Proust en dit comme devant être cachée constitue une sorte de Pride. C’est un des aspects parmi d’autres de la vie de l’autrice qui trouve dans la lecture de Proust une porte de sortie (du placard). Terreur que la réaction de sa mère : « tu es une fille perdue », une prostituée, une fille que je perds, qui est morte, une fille condamnée…
Ce qui se joue dans la lecture de la Recherche est ainsi une série d’expériences de libération, et ce n’est pas sans raison que l’on pourra parler d’expérience de salut. Il n’y a pas à attendre les Lumières et la Révolution pour parler de liberté comme but, et non comme moyen ou condition seulement. « C’est pour notre liberté que le Christ nous a libérés », écrit curieusement mais sensément Paul. Le grec de Galates 5, 1 ne fait pas problème, mais les traducteurs sont à ce point décontenancés par ce qui leur paraît un pléonasme, qu’ils inventent des contorsions qui n’ont pas lieu d’être et enchaînent là où tout dit la liberté.
Le dernier chapitre de Laure Murat parle de salut ‑ non religieux ou théologique : vie humaine, libérée autant que possible, ce qui rend la vie vivante. Il existe, on le sait des vies de moribonds, et même des moribonds volontaires, de moribonds qui agencent le monde en mort, des vies mortifères. Le portrait peu amène que trace plusieurs pages de la mère de l’autrice, en fournit un exemple éloquent. Et ce qui ouvre la possibilité d’un vent de liberté est une forme de quête, où non seulement l’on se reconnaît indigent, manquant, mais où l’on éprouve que, plus l’on (Re)cherche, plus s’excite le désir, plus ce qui est désiré se dérobe, manque, ou plutôt, plus ce que l’on en attrape ou retient n’est pas cet objet. Ainsi l’attente du baiser du soir qui ouvre le roman de Proust. La Recherche se nourrit du manque.
Dans un univers sans foi, ces mots et cette expérience ont la même forme que ce dont témoignent les mystiques en face d’un christianisme qui, à bien des égards, fonctionne lui aussi comme la transmission d’une tradition muséographique ou identitaire et non vivante, une apparence normée et des règles de convenance qui font croire que tout n’est qu’amour, joie et paix, et dissimulent tant de bassesses et d’esclavages.