de Pier Paolo Pasolini
Italie, 1h38, 1968.
Mostra de Venise 1968, prix de l’Office catholique international du cinéma et prix d’interprétation féminine pour Laura Betti.
Interdit aux moins de 16 ans.
Sortie avec copie neuve en France le 27 janvier 2010.
avec Silvana Mangano, Laura Betti, Anne Wiazemski, Terence Stamp, Massimo Girotti, Andrès Jose Cruz.
Plus de 40 ans après une sortie tumultueuse à la Mostra de Venise, ce chef-d’œuvre de Pasolini pose encore avec acuité la question du sacré et du mystère, au cinéma comme dans la vie.
Film déroutant où un étrange jeune homme sème un trouble profond – et sexuel – dans une famille de la grande bourgeoisie industrielle de Milan. Pasolini, le réalisateur, dit que ce visiteur, annoncé par un facteur au prénom d’ange, est Dieu. Un Dieu qui trouble physiquement tous les membres de cette famille et les transforme durablement. Trouble né d’un désir physique intense pour ce jeune homme si beau, au regard bleu et calme, au sourire lumineux. Il porte des vêtements clairs, ne parle pas mais sait apaiser les désirs physiques les plus inexplicables. Un être aimable et désirable dont le départ laisse dévastés tous ceux qui l’ont touché.
Ecrivain, poète et réalisateur, Pasolini pousse avec Théorème le cinéma dans les terres de l’art abstrait. Le début du film est une suite de scènes, sans lien narratif apparent entre elles et de formes et d’ambiances tout à fait différentes (et chacune remarquable), annonçant ainsi dès le début que ça ne va pas être facile ni pour les personnages, ni pour les spectateurs Réalisant ainsi une belle communion de part et d’autre de l’écran de sorte que, lorsque le visiteur annonce son départ au milieu du film, nous sommes nous aussi interloqués et déçus. Comment remplir ce vide ?
Il y a de nombreuses références religieuses dans Théorème. Il y a surtout de la provocation à ne parler de désir que dans sa dimension sexuelle, de dépouillement que dans sa dimension politique, de création artistique que dans sa dimension schizophrène. Provocation qui porte la marque d’une époque : le film sort en septembre 1968 et les idées neuves de mai 68, tout comme les coupes de pantalon et de cheveux, sont fortement datées.
Le film a beaucoup choqué à sa sortie, malgré le prix de l’Ocic (Office catholique international du cinéma, ancêtre de Signis), et s’il est encore interdit aux moins de 16 ans, les scènes qui peuvent gêner sont plus suggestives que démonstratives. Elles paraîtront même très pudiques au regard de ce que la télévision a montré depuis. Lorsque deux corps succombent au désir, la caméra regarde ailleurs. La sensualité, la luxure et la passion sont évoquées autrement qu’avec un déballage de nudité. On reste surpris de voir le personnage de la mère se relever d’une partie de jambes en l’air dans un fossé de campagne sans le moindre désordre à sa permanente et sans un accroc à la mousseline de soie de son tailleur couture. Et si finalement, on voit un sein, c’est très brièvement. Ce qui heurte encore, c’est la transgression, ce mélange entre le divin et l’abject.
Ne me touche pas ! dit le Christ à celles qui s’approchent de lui, incrédules, le jour de sa résurrection. Ici, tous les personnages brûlent d’un désir fou d’être touché par cet être mystérieux, par son regard, sa main, sa bouche, son corps et sa lumière. Ils seront tous dévastés d’avoir été touchés puis privés de cette sensation. Le bouleversement, le vide qui les saisit alors est inouï. Emmuré dans la folie, enterré vivant, artiste maudit ou hurlant dans le vide du désert, tous quittent le cours ordinaire de leur vie. Ce renoncement, à la limite de la folie, est tout aussi inexpliqué et incompréhensible que l’attirance première, la violence du désir. En proie à une fièvre (d’amour ?), ils s’élèvent au-dessus des habitations, se jettent dans les tentations de la chair, se déshabillent dans le hall de la gare de Milan sous le regard indifférent des passants.
40 ans plus tard, Théorème ne choque sans doute plus grand monde mais déroute toujours le spectateur. Comment déchiffrer ce flot d’images où, sous une technique parfaitement maîtrisée, souffle une liberté, une création peu ordinaire, même aujourd’hui ? On sent un foisonnement artistique dont on ne comprend pas toutes les subtilités. De même, si les références religieuses sont évidentes, elles restent énigmatiques. Les questions nous assaillent, les interprétations sont multiples.
Le film, qui ne ressemble à aucun autre, porte en lui un immense désir de toucher l’Homme et sa capacité à questionner le sens de la vie. Le sacré côtoie le monstrueux, le politique et le religieux se heurtent aux besoins fondamentaux de l’être humain. Théorème nous dépasse, comme nous dépasse le mystère divin et artistique, comme nous dépasse le mystère de l’homme.
Magali Van Reeth
Signis