Il y a 25 ans, le Musée d’art moderne de la ville de Paris avait consacré une exposition à Mark Rothko. Puis, la Fondation Beyeler deux ans plus tard. La Fondation Louis Vuitton propose une nouvelle exposition jusqu’au 2 avril 2024.
Dans ce cadre, plusieurs manifestations ou publications trouvent place, notamment la réédition du livre remanié de Annie Cohen-Solal, Mark Rothko, Folio, Gallimard 2023. M.-A. Ouaknin a reçu l’autrice dans deux émissions de Talmudiques, les deux derniers dimanches de décembre 2023.
Que se passe-t-il quand on déambule et plus encore s’assoit devant les toiles de Rothko ? On rappelle qu’il donna des consignes précises pour l’accrochage, toiles à deux ou trois dizaines de centimètres du sol, lumière tamisée, mur des cimaises « coquille d’œuf ».
Comme en 1999 et 2001, l’exposition est chronologique et, si l’on est certes intéressé par les travaux d’avant 1950, on entre dans un autre univers quand on se retrouve face aux grands panneaux, avec leurs rectangles vibrants, « stridents de couleur », flottant l’un au-dessous de l’autre. Les différents espaces du bâtiment de Frank Gehry permettent des ambiances chaque fois originales. Il y a les grandes salles où sont accrochées plus d’une dizaine de toiles ou, comme pour un cabinet de travail, les quelques mètres-carré qui enveloppent le visiteur comme dans un cocon, une matrice. On retrouve l’idée des Rothko’s rooms de différents musées et de la chapelle de Houston. Toujours est offerte une impression d’entrer dans l’espace, de toucher l’espace, ce qui n’est déjà pas rien, alors même que, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, les toiles ne sont « que » surface.
De même, on entre dans la toile, ou plutôt chacune nous absorbe, nous embrasse, faisant toucher la couleur, parfois vive, parfois sombre à l’excès, parfois grise. La couleur devient matière. Le spectateur, si l’on ose dire, est incité à participer à ce qu’il voit, à passer de ce qu’il voit à sa propre vie que la toile lui offre en miroir. C’est que le peintre essaie de raconter autre chose que le déjà connu en permettant d’expérimenter une manière d’être que la toile ordonne. On sort de l’exposition apaisé, reposé, ne sachant plus quand ni où commence et finit le monde ‑ certainement pas à ce qui nous enserre, encadre ‑, ne souhaitant plus en être préoccupé. Autre paradoxe, ce qui referme l’espace et le temps les ouvrent infiniment. L’espace de la toile devait « devenir quelque chose par lequel on pouvait entrer. Les tableaux étaient des portes donnant vers l’inconnu. » Il y a de l’exil dans cette expérience, comme Abraham « parti sans savoir où ». La matière se fait espace, l’aplat énergie, la couleur forme et même « silence solennel » (S. Preston). Comme si l’oxymore seul permettait de parler des toiles de Rothko, « luxuriance que l’austérité laisse transparaître ».
Le travail du peintre est éthique, non comme message ou leçon de morale, mais comme acte, « une forme d’action sociale » dit Rothko, tikoun olam, dit Ouaknin à la suite de Cohen-Solal, réparation du monde par un engagement politique, lutte des classes, critique du capitalisme dans le marché de l’art, justice sociale. D’une part, toute forme nationaliste, isolationniste d’art, comme le dit un ami peintre pendant le second conflit mondial « n’est qu’une autre forme d’hitlérisme », d’autre part, ainsi que l’écrit Rothko, « une peinture vit par l’amitié, en se dilatant et en se ranimant dans les yeux de l’observateur sensible. Elle meurt pareillement. » Le spectateur sensible, l’ami, n’est pas celui que Rothko a rencontré et aimé, lui qui s’est fâché avec tant de monde, mais celui qui accepte d’être ami bien au-delà de ce que les circonstances imposent, ami de quiconque, en humanité, celui qui refuse de réduire le monde à son champ, son territoire, nation contre d’autres.
Le jeune enfant juif aura-t-il gravé en la mémoire du vieux peintre que l’interdit de la représentation ou équivalemment celui de prononcer le Nom n’est autre que la condamnation de l’idolâtrie, laquelle flanque dans l’identité sa divinité tutélaire. Avec la couleur, Rothko fait résonner le Nom sans nom en épelant la vibration du monde au rythme de la beauté et de la justice. A défaut de réparer le monde, on peut au moins en prendre soin et, le voir, le contempler, le toucher, le pénétrer, l’art le rend possible.