de Lucas Belvaux
France, 2011, 2h09
Sortie en France le 14 mars 2012.
avec Yvan Attal, Sophie Quinton, Nicole Garcia.
Un film fort, dénonçant la lâcheté ambiante et redonnant tout son sens à la justice, lorsqu’elle est au service de la société et non pas un instrument de vengeance personnelle.
C’est toujours avec une certaine fébrilité qu’on va voir le nouveau film de Lucas Belvaux. On se souvient avec émotion de la trilogie Un Couple épatant, Après la vie et Cavale (2003) qui, à travers une vaste fresque de trois longs métrages, donnaient différents points de vue sur un même événement. Dans La Raison du faible (2006) et dans Rapt (2009), le réalisateur belge montrait qu’aucun genre ni acteur ne l’intimidait. 38 Témoins ravit nos attentes par un récit prenant et de bons acteurs qu’on ne voit pas souvent. Mais surtout, le film soulève de nombreuses questions de société qui deviennent vite, à travers la fiction, des cas de conscience et des questions morales très complexes. La réflexion sur le rôle de la justice est particulièrement pertinente.
Une nuit d’hiver, au Havre, une femme est assassinée au pied d’un immeuble, dans une rue où se trouvent d’autres immeubles d’habitation. Pourtant, aux questions de la police et de la presse qui arrivent sur place dès le matin, personne n’a rien vu, rien entendu, rien remarqué. Une journaliste enquête, c’est Nicole Garcia, parfaite dans ce rôle, bien différent de ceux qu’on lui demande de jouer d’habitude. Un couple parmi les nombreux riverains, Louise qui était en voyage ce soir-là et Pierre, son fiancé, plutôt taciturne. C’est Sophie Quinton, tout en blondeur juvénile, respirant l’innocence, et Yvan Attal, un homme rongé douleur, enfermé dans ses questions.
38 témoins a été tourné au Havre, en utilisant au mieux la géographie de la ville. Les scènes alternent entre celles tournées au pied des immeubles, dans les rues aux lignes droites et reposantes, tout en modernité désuète, où chacun reconnait son voisin, où l’architecture est à taille humaine, c’est à dire adapté à l’usage qu’en fait l’homme, à sa mesure. Et les scènes faces à l’océan, les grues du port, les quais immenses, la lumière grise où, les jours de gros temps, le ciel rejoint la mer. Cet immense espace est parcouru par des monstres métalliques venus du monde entier pour ravitailler les habitants de la ville, de toute l’Europe. Ici, chacun est seul face à soi-même, dans un environnement non dompté, où les éléments sont sauvages. Là , Pierre doit guider des bateaux de 200 mètres de long, avec un remorqueur qui semble alors minuscule, jusqu’au quai de déchargement. Tout repose sur lui, comme dans l’enquête sur le meurtre : que peut-il face au silence et à l’incompréhension des autres ?
Habité par sa faute qui lui fait perdre le sommeil, Pierre met au centre du film l’idée même du sens de la justice. Est-il juste de condamner le silence ? Faut-il préserver notre confort immédiat ou écouter notre conscience ? Et oui, Pierre a une conscience et il semble bien être le seul ! Le film donne aussi la parole à un procureur qui laisse exploser sa colère contre la lâcheté devenue un fait de société, ou ceux qui veulent tout juger pour comprendre : « A quoi ça sert de comprendre ? On ne comprend jamais rien ! ». Tout est rendu plus complexe par le rôle de la presse qui use parfois si malhabilement de son pouvoir sur l’opinion.
Le film évoque aussi l’inconstance des amours immatures, ceux qui affirment avec une calme détermination « je ne te quitterais jamais » et qui, quelques jours plus tard, annoncent « je te quitte », avec la même assurance et sans l’ombre d’un doute ou d’un remords Lorsque les médias prônent l’amour fusionnel et transparent, le dialogue et l’harmonie, comment affronter la difficulté, le silence et la peur ?
Pierre est un homme honnête, malgré sa faute, mais à contre courant de ce qu’on attend aujourd’hui. La souffrance des autres nous est devenue si insupportable qu’on la dénie. On ne console plus celui que la douleur a envahi mais on lui conseille de se soigner, d’aller « voir quelqu’un » et on lui prescrit 15 jours d’arrêt maladie et des médicaments pour se détendre On traite les symptômes, pas la racine du mal. On préfère le silence ou le mensonge qui ne change rien, plutôt que la parole qui fait mal et bouscule.
Avec ce film, Lucas Belvaux fait de nous, spectateurs, « des témoins de témoins » et nous renvoie à nos propres lâchetés, à nos craintes, à nos mensonges. Mais à travers Pierre, ce personnage digne, droit dans ses bottes de pluie, capable de guider un bateau monstrueux pour l’amener « à bon port », il nous montre une porte de sortie : il est toujours possible d’aller à contre-courant du mutisme ambiant pour parvenir à une meilleure façon de vivre ensemble.
Magali Van Reeth
Signis