de Katell Quillévéré
France, 2012, 1h37
Festival de Cannes 2013. Film d’ouverture de la Semaine de la critique.
Sortie en France le 18 décembre 2013.
avec Sara Forestier, François Damiens, Adèle Haenel
De l’enfance à l’âge adulte, le parcours contemporain d’une femme, entre résilience et amour fou. Un film elliptique parfaitement maitrisé, pour un grand moment de cinéma.
Une enfance banale à l’ombre de la mort d’une mère, avec un père aimant et un peu maladroit, une sœur délicieuse et puis les choix qu’on fait, par envie, à 17 ans, sans se rendre vraiment compte de ce qu’ils impliquent, par amour passionnel un peu plus tard et toute une vie qui bascule du mauvais côté. Pour son second film (Un Poison violent, 2010), Katell Quillévéré confirme son talent de réalisatrice.
L’histoire de Suzanne se déroule pendant près de 25 ans. Elle est racontée avec beaucoup d’ellipses, ces silences entre deux scènes successives où le temps et les événements passent sans être montrés à l’écran. Ici, ces ellipses sont radicales, représentent parfois plusieurs années et nous obligent à entrer pleinement dans le film. Katell Quillévéré : « Oui, la construction d’un récit fondé sur l’ellipse était un des paris de ce film. Avec Mariette Désert, ma co-scénariste, puis Thomas Marchand, mon monteur, nous avons voulu créer un hors-champ très puissant qui rende le spectateur actif et lui permette de nourrir les trous de l’histoire avec sa propre expérience. »
Si les trois personnages principaux – Suzanne, sa sœur et leur père – vieillissent légèrement (et sans maquillage outrancier), c’est surtout l’enfant qui marque le temps qui passe, le temps irrémédiablement perdu et il est joué, lui, par plusieurs acteurs. La réalisatrice a choisi de donner à Suzanne sa propre année de naissance, tenant à filmer aussi sa génération, celle qui a 33 ans cette année. Elle dispose dans le décor, çà et là , des objets caractéristiques de son enfance, de son adolescence, sans pour autant tomber dans une reconstitution trop rigoureuse. La musique donne aussi l’atmosphère de ces années passées, elle est la mémoire du film, les musiques des années 80 répondant aux musiques actuelles.
Pour compenser la sécheresse de ce film tout en ellipses, où un montage âpre renforce encore ce sentiment d’opacité, les personnages laissent souvent éclater leur émotion. Quand Suzanne est amoureuse, quand son père est blessé, quand sa sœur éclate de rire, ce n’est pas à moitié. Les ressorts dramatiques sont nombreux et touchent le spectateur là où c’est sensible : une mère absente, un enfant abandonné, une famille estropiée après un départ inexpliqué, une femme qui tombe, se relève et la scène finale de rédemption, aussi lumineuse qu’émouvante. On ne juge pas, on ne condamne pas, on souffre, on aime. L’amour est la constance qui parcourt le film et permet à chacun de se reconstruire.
Deux ou trois plans inhabituels traversent le film, des plans larges, vus d’en haut, où la vie traverse le destin des personnages. Lorsque les nouveaux amoureux se séparent après leur premier rendez-vous, la caméra s’installe à la fenêtre d’un immeuble et montre, de façon quasi documentaire, une rue où, sous l’œil indifférent des passants et de l’épicier, Suzanne et Julien n’arrivent pas à se quitter. Sous une petite pluie, c’est une chorégraphie. Plus loin, la caméra s’attarde au dessus des voitures, et de leurs occupants, sagement rangées devant le ventre ouvert du ferry. Pour Katell Quillévéré, ces plans sont un hommage à la photographie américaine des années 1960, lorsque la couleur devenait artistique, sans pour autant quitter le champ du documentaire. Dans ce film où le montage creuse les béances du scénario, cette irruption de la vraie vie devient presque physique, et donc très émouvante, pour le spectateur.
Suzanne est un film rigoureusement construit qui ravira les cinéphiles qui aiment se laisser embarquer dans une histoire où rien n’est évident, où on ne sait jamais à l’avance ce qui va se passer dans la scène suivante. La réalisatrice nous emmène dans des lieux inhabituels : un champ de courses, une cafétéria d’autoroute, la cabine d’un gros camion et des pique-nique au cimetière. Elle se joue de certains clichés si utiles au cinéma (la sœur cadette est plus grande que l’aînée). Elle n’a pas peur de faire disparaitre le personnage principal car elle sait rendre sa présence à l’écran dans le manque éprouvé par ceux qui restent.
Suzanne est le portrait d’une femme déroutante, que l’amour des siens sauve du désastre intérieur? C’est un beau film d’une jeune femme talentueuse.
Magali Van Reeth
Signis