WINTER SLEEP

Le blog Cinéma de Marie-Noëlle Gougeon

Winter Sleep de Nuri Bilge Caylan avec Halur Bilginer, Ekrem Ilhan.

La Palme d’or à  Cannes, récompense suprême pour un cinéaste, a été décernée cette année à  Winter Sleep du cinéaste turc Nuri Bilge Caylan.
Dans un Anatolie plus désertique et sauvage que jamais, balayée par le froid et la neige, Aydin, un ancien comédien tient un hôtel troglodyte, caverne douillette mais propice à  l’enfermement et à  l’introspection. Sa carrière lui a procuré de bons revenus, il possède des appartements qu’il loue aux habitants du coin mais ceux-ci supportent mal le joug de ce bailleur despotique. Ce qui provoque une sourde violence envers Aydin.
Chez lui, pas davantage de sérénité. Sa sœur remet en cause son ambition éditoriale (il est directeur d’un journal à  petit tirage), sa jeune épouse Nihal, étouffe à  ses côtés et occupe son temps à  lever des fonds pour des écoles pauvres du coin.
Par son statut d’intellectuel, d’écrivain, Aydin se complet dans une vision de lui-même idéalisée. Il avait de si beaux rêves. Où sont-ils ? Il peine à  voir ses propres failles.
Alors qu’il envisage de repartir à  Istanbul, il faudra l’épreuve d’une nuit passée en compagnie d’un ami et de l’instituteur avec qui il va déguster jusqu’au matin l’alcool fort du pays pour que ses yeux se décillent. Il reviendra au bercail, sinon enfin lui-même, mais du moins ayant ouvert les yeux et peut-être son cœur à  ceux qui l’entourent.
Winter Sleep est un long film (3h15 !) essentiellement composé de huit-clos et de longues conversations entre les protagonistes de l’histoire. On pense à  Tchekhov, mais il manque l’émotion et la palpitation des cœurs, à  Bergman bien sûr mais le grand-maître suédois savait donner plus d’intensité dramatique à  ses personnages. Les joutes verbales sont philosophiquement très riches -le mal, le destin, l’argent, le temps qui passe – et servies par de superbes comédiens : la jeune comédienne qui joue Nihal est vibrante de frustrations et de désirs inassouvis. Mais on peine à  tenir l’attention trois heures durant !
Il reste néanmoins un film maîtrisé dans sa construction cinématographique et visuelle (l’image et la lumière y sont magnifiques), mais trop centré sur l’échange verbal pour que l’on s’identifie complètement à  l’histoire et aux interrogations des personnages.
Que l’on vibre, tout simplement

Résistance naturelle

de Jonathan Nossiter

Italie, 2014, 1h25

Sortie en France le 18 juin 2014.

documentaire

En Italie, quelques viticulteurs préfèrent travailler la terre et le vin comme ils leur chantent, plutôt que de se plier aux réglementations qui protègent plus les industries agro-alimentaires, que la qualité des produits.

Le film s’ouvre par une vue de La Chute d’Icare, tableau de Pierre Brueghel, célèbre par toutes les interprétations qu’on peut en faire. Le réalisateur Jonathan Nossiter ne donne pas d’explication mais le fait qu’Icare, personnage rêveur et inventif, tente de tutoyer les nuages dans l’indifférence générale, peut être une piste de lecture. A moins que ce ne soit le foisonnement de détails et de récits qui se côtoient dans cette peinture, comme dans le documentaire…311173_d2793464532a4d4eb492acb4db41722a.jpg

Résistance naturelle est une belle journée à  la campagne, une joyeuse conversation autour d’un bon repas et des vins étonnants. Les convives sont des viticulteurs italiens refusant l’appellation d’AOC qui ne leur permet pas de faire le vin qu’ils veulent. C’est à  dire des vins naturels, sans apport de sucre ou souffre, sans pesticide. Des vins qui ne se construisent pas « à  la cave » mais qui sont issus de grappes pas toujours conformes. Les convives sont Stefano Bellotti, Elena et Anna Pantaleoni, Corrado Dottori, Giovanna Tiezzi. Ce sont des artisans soucieux de ne pas épuiser la terre qu’ils travaillent, attentionnés à  l’ensemble de l’écosystème dans lequel ils vivent. Avec eux, Gian Luca Farinelli, directeur de la cinémathèque de Bologne, connue pour la restauration des films du patrimoine.311173_51e1d79ec0536a0fc8a7d69636cdd942.jpg

Le charme de ce film, au-delà  d’une salutaire prise de position en faveur d’un plus grand respect des richesses de la terre et du consommateur, c’est la liberté avec laquelle Jonathan Nossiter construit son film. Il s’attarde sur des détails n’ayant, en apparence, rien à  voir avec le sujet. Il filme un groupe d’enfants pataugeant autour d’une flaque de boue, un chien dans la cour de la ferme. Il nous fait profiter du spectacle d’un coucher de soleil dans les douces ondulations de la campagne toscane. Sa caméra sautille d’un visage à  l’autre, dégringole un escalier, joue à  cache-cache avec les verres de vin qui encombrent la table. Par moment encore, le documentaire s’interrompt pour des extraits d’autres films, célèbres ou non : Comizi d’amore de Pasolini, Max mon amour d’Oshima, Rome ville ouverte de Rossellini, Au Hasard Balthazar de Bresson, La Ruée vers l’or de Chaplin ou quelques extraits d’actualité. Pour le réalisateur, qui est aussi le monteur du film, c’est prendre acte « d’une joyeuse liberté de cinéaste qui m’a donné envie d’aller plus loin dans ces échanges entre deux mondes ». 311173_9f62b8a97f5f0c78af1efea814bf8e41.jpg

A défaut de goûter le vin dont il est tant question dans ce documentaire, on goûte à  la liberté de ces artisans, amoureux de leur travail, capables de renifler une motte de terre pour s’assurer qu’elle n’est pas malade, de batailler pour restaurer un film, de prendre sa caméra pour filmer les battements du monde, sans se soucier de rentabilité. On sent la joie de créer sans détruire, on participe à  cette célébration de la nature dans toute sa splendeur. Bien qu’il n’en soit pas question ouvertement, Résistance naturelle parle aussi de ce que nous allons transmettre aux générations suivantes, cinéastes, parents ou agriculteurs.

Magali Van Reeth

SIGNIS

Bird People

de Pascale Ferran

France, 2013, 2h07

Festival de Cannes 2014, sélection Un Certain Regard

Sortie en France le 4 juin 2014.

avec Anaïs Demoustier, Josh Charles.

Mélangeant plusieurs genres de cinéma, et ayant pour décor un aéroport international, un film sur la solitude contemporaine, où les envolées sont magiques.

à‡a commence comme un documentaire, dans les transports en commun parisiens. La caméra passe d’un passager à  l’autre sans qu’on reconnaisse un acteur, sans intention de récit. Avec une grande liberté, comme on n’a plus l’habitude de voir depuis que les réglementations sur le droit à  l’image empêchent les photographes et les réalisateurs de saisir le quotidien, la vraie vie. En prenant le métro et le RER, on arrive à  cet aéroport international que tous les Français appellent Roissy alors que les étrangers le connaissent sous le nom de Charles de Gaulle… 286024_0071f5779b8a8d0b3128f4df2e3043c1.jpg

Juste au moment où on se sent un peu désorienté de ne pas être dans une fiction, le ton du film change et nous voici dans le chapitre Gary. Un Américain au visage doux, d’une quarantaine d’années, venu pour une réunion. Quelques heures avant de reprendre l’avion suivant pour une autre réunion dans un autre pays, il décide de rester. A l’hôtel, dans ce pays-là , dans cet instant-là . Le chapitre suivant est celui d’Audrey, et là  encore, le ton du film change. Audrey est une étudiante qui a abandonné la fac et fait des ménages dans un grand hôtel de l’aéroport. Elle n’a pas de vrai projet, pas d’amoureux, très peu de vie sociale. Mais une nuit, comme Cendrillon, elle va vivre des moments magiques et irréels.

Pascale Ferran revendique le côté hybride de ce film, tour à  tour documentaire, fiction et conte de fées, où les solitudes des personnages et des passants se croisent sans se rencontrer. A l’image du trafic incessant des avions, qui décollent et atterrissent sans jamais se toucher. Comme de gros insectes métalliques, ils suivent les lumières de la piste. Gary refuse un jour de rester « sur la piste », Audrey un soir « s’envolera » pour découvrir le monde autrement.

Mélange de genres, le film effleure sans les briser les mystères du monde actuel, sachant reconnaître la poésie d’un artiste peintre, la fureur croisée dans un wagon de métro, la pudeur d’un homme qui dort dans sa voiture, l’indifférence de ceux qui ne disent pas bonjour, le rire d’une collègue. Tout est réel, tout est mise en scène. A l’image de la dernière scène, comme au cinéma, une poignée de mains spontanée, souriante, où rien n’est figé, où le spectateur pense que tout est possible.286024_3419eb4814a51cda1c2e29e4f0b8676c.jpg

Comme pour son précédent long-métrage, Lady Chatterley (2006), Pascale Ferran a travaillé avec le chef opérateur Julien Hirsh. Cet artisan de la lumière est aussi à  l’aise dans la fiction en costume que dans le pseudo-documentaire. Il sait rendre magique une nuit à  l’aéroport, terrifiant un couloir d’hôtel, espiègle l’œil d’un moineau. Très bien interprétés par Anaïs Demoustier et Josh Charles, Bird People est un film aussi déroutant que charmant.

Magali Van Reeth

SIGNIS

Black Coal, Ours d’or à  la Berlinale 2014

de Diao Yina

Chine, 2013, 1h46

Berlinale 2014, Ours d’or du meilleur film et ours d’argent du meilleur acteur pour Fan Liao.

Sortie en France le 11 juin 2014.

avec Fan liao, Gwei Lun-Mei, Xuebing Wang.

« Charbon noir, glace mince » : c’est bien l’esthétique qui distingue et recommande ce film.

En 1999, un corps est retrouvé dispersé aux quatre coins de la Mandchourie. L’inspecteur Zhang mène l’enquête, mais doit rapidement abandonner après avoir été blessé lors de l’interpellation des suspects. Cinq ans plus tard, deux nouveaux meurtres sont commis dans la région, tous deux liés à  l’épouse de la première victime. Devenu agent de sécurité, Zhang décide de reprendre du service. Son enquête l’amène à  se rapprocher dangereusement de la mystérieuse jeune femme.

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La scène d’ouverture scotche d’emblée le spectateur à  son fauteuil : dans une usine, la caméra suit le parcours du charbon qui devient l’objet d’une macabre découverte. Le réalisateur — également scénariste du film — se réfère à  la célèbre scène inaugurale de La soif du mal et exprime aussi son admiration pour Le troisième homme. Il choisit en effet le style du film noir plus que celui du simple polar.

Et c’est bien l’esthétique qui distingue et recommande ce film. Le titre d’origine en mandarin évoquait « Feux d’artifice en plein jour » retenant la remarquable scène finale mais l’intitulé du film en France « Charbon noir, glace mince » est bien évocateur de l’ambiance dans laquelle se noue cette intrigue : dans une petite ville industrielle du Nord de la Chine, la mine tient une place centrale et le premier crime se situe dans la touffeur de l’été. Mais ensuite le froid joue aussi un rôle important, durcissant la vie quotidienne et enveloppant les forfaits dans un mystère glacé. La longue séquence de poursuite à  la patinoire puis dans la campagne gelée se clôt en une élégante ellipse. Car c’est un mérite aussi de ce film de ne pas se complaire dans la violence : elle est toujours habilement distanciée par l’espace ou par le temps.

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Cinq ans séparent les deux volets de cette histoire qui se déroule selon une mise en scène brillante : que représentent cinq années à  l’aune de la Chine millénaire ? Pas grand-chose, répond ce film où l’atmosphère morose d’une région déshéritée perdure comme la déprime d’un flic sans illusions. Quant à  la femme énigmatique qui connaît seule la vérité, sa fragilité renouvelle complètement la figure de la femme fatale.

Michèle Debidour

SIGNIS

Deux jours, une nuit


de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Belgique/France, 2014, 1h35

Sélection officielle Festival de Cannes 2014

Sortie en France le 21 mai 2014.

avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione

Avec une magnifique simplicité, les frères Dardenne transforment en aventure la quête d’une femme fragile pour retrouver son travail.

Un nouveau film des frères Dardenne, c’est à  chaque fois la certitude tranquille de retrouver une ambiance particulière, et la surprise délicieuse de les voir explorer une nouvelle façon de faire du cinéma. Avec Deux jours, une nuit, l’histoire se déroule, comme il se doit en Wallonie, dans les ruines de la classe ouvrière, où un problème moral, et très actuel, vient bousculer les protagonistes dans leur quotidien.2J1N_photo2_c_christine_plenus.jpg

Au moment de reprendre son travail, après un arrêt pour maladie, Sandra apprend qu’elle sera licenciée à  l’issue d’un vote de ses collègues. Avec l’aide de Manu, son mari, elle a deux jours pour les faire changer d’avis. Si la trame narrative est conforme à  « la pâte Dardenne », on est surpris de voir Marion Cotillard dans le rôle principal. Bien sûr, dans leur précédent film, Le Gamin au vélo, c’est Cécile de France qui avait le rôle principal. Mais comme elle est belge, on pensait à  une amicale exception. Cela confirmait pourtant ce qu’on savait depuis longtemps : les Dardenne sont de très bons directeurs d’acteurs, célèbres ou non.

Aussi, on est ravi de voir le résultat avec une autre très grande actrice. Marion Cotillard se fond parfaitement dans le cadre de leur cinéma, arrivant à  faire oublier aux spectateurs tous ses autres rôles. Elle est juste Sandra, une jeune femme fragile, mère de deux jeunes enfants, travaillant pour payer le pavillon qu’elle a acheté à  crédit avec son mari cuisinier. Presque sans maquillage, avec une trace d’accent belge et un tremblement dans la voix, répétant inlassablement sa détresse et sa demande à  ses collègues. La peur au ventre et sans aucune confiance en elle, elle sonne aux portes, appelle. Pas une fois cela ne sonne faux ou répétitif, comme elle est toujours juste face à  Fabrizio Rongione qui joue son mari.2J1N_photo7_c_christine_plenus.jpg

Deux jours, une nuit, c’est la violence au travail lorsque les conditions sociales et économiques laminent les individus pour des notions de profits et de rentabilité. C’est la fragilité des bons sentiments face au légitime désir de s’en sortir, de toucher un gros chèque pour payer les études des enfants, la facture du gaz. C’est la complexité du quotidien dans une société en crise.

Comme souvent, les réalisateurs ne jugent pas leurs personnages. Il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Il y a de vraies personnes qui font ce qu’elles peuvent. Des colères méchantes et des gestes bouleversants d’entraide. Il y a, dans Deux jours, une nuit, des plans séquences très réussis, des dialogues très simples qui disent beaucoup et surtout, une douceur inhabituelle.

jo_logo_40.jpgPrésenté en compétition officielle au festival de Cannes 2014, Deux jours, une nuit est sorti dans les salles de l’Europe francophone dès le lendemain. Occasion pour le jury œcuménique, qui fête cette année ses 40 ans de présence à  Cannes, de rendre un hommage aux frères Dardenne pour l’ensemble de leur œuvre. Retrouvez tous les détails et photos de cette cérémonie dans le site du Jury œcuménique.

Magali Van Reeth

SIGNIS

La Voie de l’ennemi

de Rachid Bouchareb

France/Algérie, 2013, 1h58

Sélection officielle Berlinale 2013

Sortie en France le 7 mai 2014.

avec Forset Whitaker, Brenda Blethyn, Harvey Keitell.

Dans l’aridité d’un paysage désertique, un homme cherche une rédemption que la société et les individus lui refusent. Une belle mise en scène et des acteurs justes pour une question morale toujours d’actualité.

Trois personnages dans les paysages arides du Nouveau-Mexique, dans le sud des États-Unis. Garnett sort de prison, en liberté conditionnelle après 18 années de réclusion pour meurtre et une jeunesse de délinquant. Le shérif Bill Agadi est un monument respecté dans une région où il faut sans cesse s’interposer entre les migrants illégaux et les groupes paramilitaires qui surveillent, illégalement, la frontière. Et Emily Smith, agent chargée de contrôler les détenus en liberté conditionnelle. Peu à  peu, et avec une belle mise en scène, chacun d’eux existe avec plus de densité, plus de complexité à  l’écran.311609_1b93cc618de79d26a5f119f600c5210c.jpg

Pendant ces années de détention, Garnett s’est converti à  l’islam. La religion lui permis de se calmer, d’essayer de sortir de l’engrenage de la criminalité. Il aspire à  une vie simple, une famille, une maison, un chien. On réalise vite que la prière lui permet de canaliser la violence qui le ronge et que sa foi est un outil, plus qu’une une espérance ou une révélation. Le shérif, qui applique avec sérénité la loi face aux problèmes de l’immigration, ne comprend pas comment l’homme qui a tué son adjoint puisse retrouver la liberté au bout de 18 ans. Emily Smith, avec bonhomie et fermeté, va tout faire pour que les provocations de l’un ne pousse pas l’autre à  bout.

Si le réalisateur s’est inspiré du film Deux Hommes dans la ville de José Giovanni (1973), il a su actualiser la douloureuse thématique. Il est toujours aussi difficile pour un condamné de changer de vie, de recommencer sur une autre voie. Les pièges des anciens comparses et le ressentiment des victimes élèvent de nouveaux murs autour de ceux qui cherchent une rédemption. Dans ce film, le mur est physiquement présent puisque c’est celui construit par les Etats-Unis à  la frontière avec le Mexique pour empêcher le passage des migrants. Condamnés pour crimes ou condamnés par la pauvreté, des êtres en perdition se heurtent sans cesse au mur de l’égoïsme, au refus du partage. Comme la justice d’une société se heurte toujours à  celles des individus. Rachid Bouchareb : « Je crois au destin, au mektoub. Quand on a mal enclenché sa vie, il est parfois impossible d’en changer le déroulement implacable. Il y a les damnés de la terre. Dans ce sens le titre du film, La Voie de l’ennemi, est symbolique. L’ennemi est intérieur. Garnett est en effet son pire ennemi. Et c’est ça le cœur du film. »

Malgré quelques maladresses dans le scénario, La Voie de l’ennemi montre bien l’enfermement de ces hommes qui sortent de prison. En liberté conditionnelle ou ayant purgé leur peine, ils sont trop souvent confrontés à  la violence d’une société qui les refuse toujours, à  des individus qui voudraient que la justice d’état soit conforme à  leurs émotions. Deux scènes particulièrement poignantes. Celle où Garnett retrouve sa mère que la douleur a brisée et celle, sans parole, où Garnett, envahi par sa propre violence, ne peut plus prier. Silence de la mère et silence de Dieu, que peuvent faire ces êtres fragiles et défaits lorsqu’il n’y a plus le réconfort de l’amour ?311609_b938a5dd7b7afabc86aa2feb990fb936.jpg

L’affiche met en avant les acteurs américains Forest Whytaker (Garnett) et Harvey Keitel, parfaits dans leurs personnages mais c’est l’actrice britannique Brenda Blethyn qui est la plus impressionnante. Chez Mike Leigh, en 1996, elle était la mère délabrée et épouvantée de Secrets et mensonges, et avait obtenu le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes pour ce rôle. Ici, à  plus de 60 ans, elle est une époustouflante Emily Smith : ronde et douce dans son apparence physique, ferme et juste dans ses actes. Dans l’une des premières scènes du film, elle apparait, splendide dans son âge et son embonpoint, radieuse dans son sourire, d’un calme contagieux, à  l’égal du coucher de soleil dans le paysage grandiose qui l’enserre… Et la scène où elle engueule le shérif dans son bureau est tout aussi mémorable !

Dans ces décors de western mais au-delà  de tout romanesque, La Voie de l’ennemi pose un problème moral et montre combien les voies de la rédemption sont tortueuses. La méchanceté et la perversion franchissent facilement les murs et les barrières que les hommes ne peuvent escalader.

Magali Van Reeth

SIGNIS

Pas son genre

de Lucas Belvaux

Belgique/France, 2014, 1h51

Sortie en France le 30 avril 2014.

avec Emilie Dequenne, Loïc Corbery.

Une comédie romantique particulièrement réussie et attachante, avec ce qu’il faut de subtilité et de gravité, et deux comédiens épatants.

Adapté du roman éponyme de Philippe Vilain, ce nouveau film de Lucas Belvaux se détache des précédents par un ton plus léger. Pourtant, cette comédie n’a rien de frivole et aborde des thématiques plus graves, comme celle de notre incapacité à  aimer. Et c’est du très beau cinéma !286139_cbe4325869ffba54b0534dfe9d6d0829.jpg

à‡a commence comme une comédie romantique, à  Arras, charmante petite ville du Nord de la France, véritable repoussoir pour tous ceux qui n’y ont jamais vécus, et notamment les Parisiens… Dans le rôle de la bergère, il y a Jennifer, coiffeuse, toujours gaie et portant des vêtements colorés ; dans le rôle du prince charmant, Clément, prof de philo parisien, furieux d’avoir été muté là  et bien décidé à  ne pas y rester. Elle cherche une relation stable, elle assume ses choix, n’a pas peur de commettre d’impair, s’éclate au karaoké et dans les films américains à  l’eau de rose. Clément est un séducteur, il ne veut pas se fixer mais faire battre son cœur un peu plus souvent. Il se préoccupe du regard des autres tout en ayant conscience de sa supériorité, a une idée bien précise de ce qui est beau et bien, comme l’opéra et Dostoïevski. Subtiles différences de classes sociales, non pas en termes économiques mais bien culturels.

Emilie Dequenne est épatante dans ce rôle de fille entière, qu’elle joue avec une énergie rare. Elle est aussi naturelle avec ses copines coiffeuses – les petits gestes de connivence au shampoing – que juste dans ses colères face au mur dont s’entoure Clément. Elle donne une belle intelligence à  son personnage, cette intelligence du cœur qui n’a rien à  voir avec la culture. Enfin, elle est complètement craquante avec son sourire lumineux, ses yeux espiègles et sa joie de vivre qui n’est en rien de la naïveté. 286139_0a7ada4cad575291048065478a500847.jpg

Pas son genre fait bien évidemment référence à  la célèbre histoire d’amour racontée par Marcel Proust, entre Swann, riche intellectuel cultivé, fréquentant les salons mondains et ayant une idée très arrêtée de ce qu’est l’élégance, et Odette, une cocotte « qui n’était pas son genre » mais dont il a été très épris. Certaines scènes de cette passion difficile se retrouvent dans le film, notamment quand où Clément cherche Jennifer dans tous les lieux qu’elle a l’habitude de fréquenter, sans oser avouer l’angoisse qui l’envahit au fur et à  mesure, et que l’acteur Loïc Corbery montre très bien.

Comme Proust, comme Philippe Vilain, comme tant d’autres avant eux et après eux, le film décrit les subtilités et les complexités de l’amour, où la peur de l’attachement et le désir de l’engagement se heurtent sans cesse. De même que l’infinie palette des différences sociales et la force de la passion ne font jamais des équations sûres, l’analyse du sentiment amoureux n’a pas fini de faire de belles fictions. Lucas Belvaux en offre un bel exemple et Pas son genre est un film très réussi, où la légèreté et la gravité se déclinent avec bonheur, avec deux très bons comédiens et quelques belles scènes de cinéma, que ce soit dans la fougue du karaoké ou dans le détail d’une trace de rouge à  lèvres sur un verre.286139_c033a72ed4e86d166ee78713bb5d771a.jpg

Pas son genre est un film grand public, dans le sens noble du terme, c’est à  dire qu’il est accessible à  tous, non pas en racolant par des ficelles commerciales mais par un travail soigné, où le scénario, les acteurs et les images forment un tout harmonieux et techniquement maîtrisé, pour offrir un beau moment de cinéma à  tous les spectateurs.

Magali Van Reeth

SIGNIS

States of Grace

de Destin Cretton

États-Unis, 2013, 1h36

Prix du jury œcuménique au Festival de Locarno 2013 et prix de la meilleure actrice pour Brie Larson.

Sortie en France le 23 avril 2014.

avec Brie Larson, John Gallagher.

Baignée d’une lumière douce, cette histoire attachante est filmée de façon classique sans surcharge émotionnelle ni recherche esthétique

Grace dirige un foyer pour jeunes en difficulté. Le quotidien n’est pas facile avec ces ados blessés par la vie mais la solidarité et l’énergie de l’équipe d’éducateurs résolvent les problèmes. Jusqu’au jour où arrive Jayden qui défie Grace et la renvoie à  sa propre histoire.

Ce premier long métrage de Destin Cretton lui a valu le prix du jeune réalisateur au festival de Locarno. Le sujet lui tient à  cœur (il l’avait d’ailleurs déjà  traité dans un court métrage récompensé en 2008) car il a une expérience professionnelle dans ce domaine, choisi au départ par nécessité et non par vocation. Dans le film, le personnage de Nate, le nouvel éducateur, est donc largement autobiographique. « J’y suis allé en pensant que j’allais changer le monde et c’est le monde qui m’a changé ».296755_62f24e79136488a19008d77e26e8dd24.jpg

Refuge salutaire pour enfants en souffrance comme Marcus qui, devenu majeur, redoute de devoir le quitter, ce foyer est perçu par d’autres, telle la rebelle Jayden, comme une privation de liberté. Le film reflète la complexité de ce milieu où le pire peut succéder au meilleur car rien n’est jamais acquis et la vie réserve des surprises qui rouvrent des blessures que l’on croyait guéries. C’est ce qui arrive justement à  Grace

Baignée d’une lumière douce, cette histoire attachante est filmée de façon classique sans surcharge émotionnelle ni recherche esthétique : les personnages sont vivants tout simplement et portent sans mièvrerie un message final d’espoir. Le réalisateur qui se réfère à  La vie est belle (Franck Capra, 1946) a réussi une œuvre empathique mais sans naïveté.296755_01f50ddfdb0779566df54876838dd5a0.jpg

Au Festival de Locarno 2013, ce film présenté sous le titre Short Term 12, a reçu le prix du jury œcuménique.

Michèle Debidour

SIGNIS

Les trois soeurs du Yunnan

de Wang Bing

Hong-Kong/France, 2012, 2h28

Prix du jury œcuménique au Festival de Fribourg 2013.

Sortie en France le 16 avril 2014.

documentaire

En Chine, dans un petit village des montagnes du Yunnan, les magnifiques images du réalisateur donnent de la grandeur et du sens au quotidien misérable de trois petites filles.

En 2009, alors qu’il se rendait dans un petit village des montagnes du Yunnan, Wang Bing a rencontré ces trois sœurs, Yingying (10 ans), Zhenzhen (6 ans) et Fenfen (4 ans) qui vivaient dans la maison familiale désertée par leurs parents. Un hameau posé sur des montagnes pelées, à  3200m d’altitude, où les paysans cultivent des pommes de terre. Des cochons qu’on amène paître comme les chèvres et les moutons, des ânes, des chevaux, un vent qui souffle en permanence. La vie est rude pour tout le monde dans ces paysages spectaculaires du sud de la Chine.267523_51caeaa55be68ffc43eabd0bdb9ca38d.jpg

Ces trois petites filles vivent au quotidien le double abandon de leurs parents et de la société. Bien sûr, il y a un grand-père pas loin, une tante et des cousins mais la misère est telle qu’on ne peut pas toujours partager. Wang Bing fait de Yingying le fil conducteur de ce récit très pudique, ne cherchant jamais à  apitoyer le spectateur mais montrant la réalité. Dans la première partie, où la caméra reste souvent à  l’intérieur avec les trois filles, on voit bien la tendresse qui les unit. La boue dans la cour de la maison où coule le robinet d’eau froide, les mains sales, la fumée dans la pièce principale, la paille humide des lits, les poux dont il faut se débarrasser manuellement. Puis le père revient un moment, et repart chercher fortune en ville avec les deux plus jeunes. Dans la seconde partie, Yingying est donc seule et cette fois la caméra la suit à  l’extérieur. Elle est bergère avec les moutons, elle nourrit les cochons, elle ramasse des pommes de pins, elle va à  l’école. Puis le père revient mais avec une nouvelle femme et sa fille. Une autre vie, d’autres saisons à  accepter sans colère.

Au fil du documentaire, beaucoup de questions naissent et restent sans réponse : où est la mère, quelles sont les relations avec la tante, avec les autres habitants, qui paye l’électricité puisqu’on voit la lumière allumée, est-ce que la toux de Yingying s’arrêtera un jour, quels sont ses liens avec les autres enfants du village ? Wang Bing ne veut pas entrer dans un récit classique ou des explications. La puissance fictionnelle de la réalité suffit, « elles sont des herbes qui poussent toutes seules ». Dans cette froide misère, sa caméra donne de la grandeur et de la chaleur aux scènes quotidiennes. Les trois filles dans la pénombre autour du feu, Yingying face à  la splendeur du paysage, foulant les pommes de terre pour la pâtée des cochons ou le père lavant les pieds de ses filles sont autant de tableaux dignes des peintres flamands, des instants de grâce où ce qui bouleverse le spectateur n’est pas la misère mais le palpitement de la vie, la douceur du moment.267523_60aa50ac15bbe75db38ff08ce75ba979.jpg

Pour le réalisateur, filmer ces personnages que le cinéma commercial dédaigne, ce n’est pas un acte politique mais la manifestation de l’attention qu’il porte à  des vies singulières. Pour Wang Bing, conscient de la pauvreté des campagnes du sud-est de la Chine, ces trois sœurs ne représentent qu’elles mêmes. Au-delà  de l’âpreté de leur quotidien, elles sont libres, très proches de la nature et ne peuvent compter que sur elles-mêmes, comme la plupart des Chinois aujourd’hui. Les filmer dans leurs gestes ordinaires, sans lumière artificielle ni voix off, c’est attester de leur existence. Wang Bing : « en me focalisant sur ces « invisibles » d’aussi près, je crois que je rends leur vie plus grande ».

Au Festival de Fribourg, Les trois sœurs du Yunnan a obtenu le prix du jury œcuménique.

Magali Van Reeth

SIGNIS