Alain Guiraudie, Miséricorde

Le film prend l’allure d’une enquête policière. Le spectateur assiste au meurtre, connaît l’assassin et le contexte. Assez facilement, compte-tenu des premières minutes, on trouve le criminel plutôt sympathique, on est porté à interpréter le meurtre comme légitime défense ou comme accident et à espérer que le meurtrier ne sera pas démasqué, car rarement, au cinéma ou en littérature, on suspend méthodiquement son jugement. On entre sans l’avoir décidé dans la volonté de taire. On participe fictionnellement au non-dit.

Les non-dits, ils sont nombreux. Le film ne les révèle pas mais montrent leurs conséquences : ils tuent, ou du moins font crever, laissent crever. Pourquoi le protagoniste veut-il une copie de la photo du défunt ? Pourquoi celle-ci, en maillot de bain, et non une autre où il serait habillé ? Pourquoi lui était-il tant attaché ? Quelles sont les relations passées et actuelles entre les différents personnages ? On n’en sait rien. Le film de ce point de vue est une non-histoire, sans doute comme la vie, où l’on ne sait que si peu de ce que les autres désirent et pensent réellement. On se fait des films, on imagine, on vit dans des films. On suppose ou devine qu’il y a du désir que l’on ne connaît qu’à partir de la reconstruction que l’on en fait à partir de ce que l’on comprend comme leurs effets, ce qu’ils font faire et ne pas dire.

Dans L’inconnu du Lac (2013), Alain Guiraudie filmait déjà le désir, comment il met en mouvement. « Ne sous-estimez pas la force du désir. » Il y avait peu de paroles, mais passage à l’acte, rien ne semblait pouvoir l’entraver si ce n’est la mort, eros et thanatos. Cette fois, un interdit social ou ecclésial le retarde et l’empêche, mais c’est encore la mort, et deux cadavres ! Ou passe le désir ? Les femmes mises en scène ne disent pas le leur au point de paraître ne pas en avoir. Le pastis et les bagarres occupent la place et le relèguent, qu’on ne veut dire, auquel on ne sait pas parvenir. Seule une omelette aux morilles est délectable, mais les champignons ont poussé juste là où le cadavre a été dissimulé… Comment s’en régaler si ce n’est à tout ignorer ou feindre ? Comme si la censure du désir, absente au bord du lac ou omniprésente dans la forêt était toujours fatale. Guiraudie filmera-t-il un jour si le désir est dicible, si l’on peut négocier avec lui – le sien ou celui d’autrui ‑ et ne pas mourir. Le biblique « on ne peut voir Dieu sans mourir » devient « on ne peut désirer sans mourir ».

Et la miséricorde ? Ce serait celle dont chacun est capable ou non vis-à-vis de son propre désir et de celui des autres, ce qu’il s’autorise ou non, ce qui serait ou non moral, socialement acceptable. Dans ce qui pourrait paraître laxisme, le prêtre demeure vivant et vivifiant malgré la stérilité de son état de vie, du moins empêche-t-il un peu la mort. Il semble sans illusions ni sur lui-même, ni sur la femme du défunt, ni qui que ce soit, lucidité qui lui fait connaître le meurtrier. En outre il ferme à ce dernier la voie, si c’en est une, du suicide. Crime et châtiment dans le huis clos dans un village de l’Aveyron.

Comment chacun se débrouille-t-il avec lui-même, avec sa conscience, par rapport au mal qui l’habite, dont il se rend coupable ? Est-il possible de se débarrasser de ce mal ? Peut-on vivre avec ? Il y a des crimes qui apparaissent tels, et des assassinats que l’on ne considère pas tels, dont on s’accommode fort bien. Une condamnation est-elle nécessaire pour vivre après le mal ? La prison ou la mort ne réparent rien, ne ressuscitent pas le mort, ne rétablissent pas les victimes dans leur intégrité physique ou morale. De quoi est-on personnellement responsable ? Qui est libre dans les rets nauséeux et mortifères des secrets de famille ou de voisinage ?

M. Bellocchio, L’enlèvement (film)

Autant qu’on puisse le savoir sans être spécialiste de l’affaire, le scenario de L’enlèvement n’est pas en tout point d’une exactitude historique irréprochable. Il s’empare de l’affaire Mortara, un enfant juif enlevé à sa famille sous-prétexte qu’il aurait été baptisé et devrait en conséquence être élevé dans la foi catholique. Nous sommes sous Pie IX, en 1858, et l’on perçoit combien une disposition du droit canonique qui jusqu’alors n’avait guère suscité de réactions devient incompréhensible et est comprise comme une violence insupportable, contraire à la morale et aux droits fondamentaux. L’Eglise de Pie IX, dans la seconde partie de son pontificat surtout, est celle d’une condamnation intransigeante de la modernité. Le monde de l’Eglise s’effondre comme un mur, quasi sans victimes, quasi sans résistance.

Le décalage entre la fiction et l’affaire invite à regarder une fable. Le réalisateur ne retrace pas un épisode historique, mais propose une réflexion sur la violence institutionnelle, celle qui prend la forme de la vérité comme dogme ou conviction indépassable. Cela n’empêche ni la bonté ni l’authenticité et la probité. L’inquisiteur ou le Pape paraissent décidément butés dans leur intransigeance, sûrs d’eux-mêmes, du droit, de leur vérité : non possumus. La question demeure cependant pour Mortara devenu prêtre ou pour sa mère, fidèle jusqu’à la mort à sa foi. Le seul que l’on voit changer de camp est le frère aîné. Mais est-il plus libre ou seulement une girouette orientée par le vent du moment ?

Dans l’établissement où l’enfant enlevé à ses parents est élevé, il ne manque pas d’attention. Le rapt réussit doublement, non seulement prise de corps mais possession idéologique. L’homme adulte n’est-il que la victime d’un lavage de cerveau, d’un formatage ? A-t-il un libre arbitre ? Chacun est la conséquence du contexte dans lequel il grandit. Ce déterminisme est-il plus ou moins plus acceptable que la violence des puissants ?

Demeure la question de la violence chrétienne. Comment les disciples d’un Juif ont-ils pu opprimer les Juifs ? Comment les disciples d’un juste condamné violemment peuvent-ils user de la violence et de la force ? Ils finissent pas n’être que les traitres à leur propre maître, mais ils ne peuvent le voir, refusent de le voir. Les clous qui attachent Jésus sur la croix sont bien peu par rapport à l’arraisonnement d’une vérité ininterrogée. Il faut rendre sa liberté à Jésus, comme une résurrection, le dépendre de la croix où l’Eglise le garde sous la main. On attend que Jésus soit libéré des liens idéologiques, comme décloué. Le film ne va pas plus loin. On peut s’interroger : L’Eglise peut-elle agir autrement qu’en propriétaire exclusive de son Seigneur ? Que serait-elle alors ? Qu’apporterait-elle au monde ?

Le scénario est moins unilatéralement anti-ecclésial qu’il n’y paraît, davantage une sorte de psychanalyse qui invite à fréquenter ce qui nous façonne, pourquoi nous tenons à nos convictions parfois plus fort qu’aux liens du sang, jusqu’à la mort. Plusieurs mises en parallèles, entremêlements de scènes qui se jouent dans des espaces différents accentuent la relativité des dites convictions, déterminations, identités, positionnements identitaires. La prière juive est mont(r)ée source et sœur de celle des chrétiens, le jugement du tribunal comme une folie.

La subtilité du propos est aussi profonde que la beauté des images. La musique de Chostakovitch annonce une Eglise et un monde pris par la folie. Politiques ou religieux, nos conditionnements nous donnent-ils la possibilité d’être lucides, libres… et bons ?

Il était une fois… « Grâce à Dieu »

Arte diffuse en replay jusqu’au 5 août 2023 un documentaire sur le film de François Ozon racontant la lutte de la Parole libérée pour faire reconnaître les crimes de Bernard Preynat et le silence de l’Eglise catholique, tout spécialement de celui dont la gestion calamiteuse de l’affaire a contraint à la démission.

Il suffit de suivre le lien.

Une manière de continuer à ce que, dans l’Eglise, les familles, les différentes institutions où se trouvent des enfants, se développe leur protection, se poursuive l’arrestation des pédocriminels et de ceux qui les protègent.

Malgré tout le travail fait par l’Eglise catholique, la page n’est pas tournée, ne peut être tournée. Des adultes aujourd’hui continuent de souffrir de ce qu’ils ont subi enfant. Sur le modèle de la CIASE le travail de la CIIVISE empêche que l’on tourne la page, tant que des enfants sont encore massacrés.

Masterclass Christophe HONORE

Dans le cadre du festival Ecrans Mixtes, du 1er au 9 mars, le théâtre des Célestins accueillait une rencontre avec le cinéaste, animée par le rédacteur en chef culture/cinéma des Inrockuptibles le samedi 4 mars.

Beaucoup d’humour et plus encore de bonté. La conversation s’est engagée et a été menée sur le registre de la bonté, de la bienveillance. Ce fut un moment de belle humanité. Les questions des participants, auquel un large moment a été réservé, ont poursuivi dans la même veine. Christophe Honoré n’avait nulle intention de se laisser transformer en star pas plus que la salle en attroupement de fans. Il s’agissait de poser les questions qui font le cinéma, et donc aussi un peu la vie.

On parla du danger qu’il y a à inventer des histoires, lorsque le cinéaste, un peu comme un alchimiste ou un apprenti sorcier, est dépassé par les conséquences de sa manipulation d’événements. « On ne fait pas impunément des films. » Parce que s’approcher de la vérité de la vie revient en boomerang. La vérité n’est pas une captation du réel, mais une élaboration, un dispositif où l’on se risque.

A l’image de ces réflexions, le regard sans cesse porté par Honoré sur ce qu’il vient de dire, la nécessité de la précision, la correction d’une proposition ou le constat que c’est mal dit. Mais comment faire autrement ?