Lettre de François sur la littérature

Une lettre du Pape a été publiée mi-juillet 2024 sur la place de la littérature dans la formation au ministère ordonné. Dans l’introduction, le Pape affirme que ses propos ne font pas sens seulement dans le cadre des séminaires mais qu’ils valent pour la vie de tout disciple. On pourrait se demander en quoi un tel texte mérité attention. Aucun des spécialistes de littératures n’est cité. François ne parle-t-il pas davantage comme un grand-père à ses arrière-petits-enfants les encourageant à lire, que comme celui qui vient enrichir la doctrine catholique avec une nouvelle publication ?
Que l’on ne s’y trompe pas, c’est toute sa théologie de la vie chrétienne que l’on peut lire dans ces lignes : François dit une fois encore en quoi consiste la vie des disciples : accueil, miséricorde, rencontre des périphéries et des étrangers dont bien trop sont si souvent ignorants au point de les rejeter et de les mépriser, de vouloir s’en débarrasser.

Le professeur William Marx, titulaire de la chaire de littérature comparée au Collège de France et Frédéric Boyer, écrivain, traducteur, éditeur et chroniqueur ont attiré l’attention sur cette lettre de François.

Lettre du Pape

Tribune du Pr. W. Marx, Le Monde 23 08 2024

Chronique de F. Boyer La Croix, 08 09 2024

LETTRE DU PAPE FRANÇOIS
SUR LE RÔLE DE LA LITTÉRATURE DANS LA FORMATION

1. J’avais initialement écrit un titre se référant à la formation sacerdotale, mais j’ai ensuite pensé que, de la même manière, ces choses peuvent être dites à propos de la formation de tous les agents pastoraux, comme de n’importe quel chrétien. Je veux parler de l’importance de la lecture de romans et de poèmes dans le parcours de maturation personnelle.

2. Souvent, dans l’ennui des vacances, dans la chaleur et la solitude de certains quartiers déserts, trouver un bon livre à lire devient une oasis qui nous éloigne d’autres choix qui ne nous feraient pas du bien. Il y a aussi les moments de fatigue, de colère, de déception, d’échec, et lorsque nous ne parvenons pas, même dans la prière, à trouver la tranquillité de l’âme, un bon livre nous aide à traverser la tempête jusqu’à ce que nous retrouvions un peu de sérénité. Et peut-être cette lecture nous ouvre-t-elle de nouveaux espaces intérieurs qui nous aident à ne pas nous enfermer dans les idées obsessionnelles qui nous tiennent inexorablement. Avant que les médias, les réseaux sociaux, les téléphones portables et autres dispositifs deviennent omniprésents, cette expérience était fréquente, et ceux qui l’ont connue savent de quoi je parle. Il ne s’agit pas d’une chose dépassée.

3. Contrairement aux médias audiovisuels où le produit est plus complet et où la marge et le temps pour “enrichir” le récit et l’interpréter sont généralement réduits, le lecteur est beaucoup plus actif dans la lecture d’un livre. Il réécrit en quelque sorte l’œuvre, l’amplifie avec son imagination, crée un monde, utilise ses capacités, sa mémoire, ses rêves, sa propre histoire pleine de drames et de symboles. Et ce qui en ressort est une œuvre bien différente de celle que l’auteur voulait écrire. Une œuvre littéraire est donc un texte vivant et toujours fécond, capable de parler à nouveau de multiples façons et de produire une synthèse originale avec chaque lecteur qu’elle rencontre. Dans la lecture, le lecteur s’enrichit de ce qu’il reçoit de l’auteur, mais cela lui permet en même temps de faire fleurir la richesse de sa propre personne, de sorte que chaque nouvelle œuvre qu’il lit renouvelle et élargit son univers personnel

4. Cela m’amène à apprécier très positivement le fait que, au moins dans certains séminaires, l’on dépasse l’obsession des écrans -et des fausses nouvelles empoisonnées, superficielles et violentes – pour consacrer du temps à la littérature, à des moments de lecture sereine et gratuite, et à parler de ces livres, nouveaux ou anciens, qui continuent de nous dire tant de choses. Mais, d’une manière générale, il faut constater avec regret que, dans la formation de ceux qui sont destinés au ministère ordonné, l’attention à la littérature ne trouve pas actuellement une place adéquate. Celle-ci est en fait souvent considérée comme une forme de divertissement, c’est-à-dire une expression mineure de la culture qui n’appartiendrait pas au chemin de préparation, et donc à l’expérience pastorale concrète, des futurs prêtres. À quelques exceptions près, l’attention portée à la littérature n’est pas considérée comme essentielle. Je voudrais affirmer que cette approche n’est pas bonne. Elle est à l’origine d’une forme grave d’appauvrissement intellectuel et spirituel des futurs prêtres qui sont ainsi privés d’un accès privilégié, par la littérature, au cœur de la culture humaine et plus précisément au cœur de l’être humain.

5. Par cette lettre, je souhaite proposer un changement radical de démarche concernant la grande attention qui doit être portée à la littérature dans le cadre de la formation des candidats au sacerdoce. À cet égard, je trouve très pertinent ce que dit un théologien :

« La littérature […] jaillit de la personne dans ce qu’elle a de plus irréductible, dans son mystère […]. Elle est la vie qui prend conscience d’elle-même lorsqu’elle atteint la plénitude de l’expression, en faisant appel à toutes les ressources du langage ». [1]

6. La littérature a donc à voir, d’une manière ou d’une autre, avec ce que chacun désire de la vie, puisqu’elle entre en relation intime avec son existence concrète, avec ses tensions essentielles, ses désirs et ses significations.

7. J’ai appris cela jeune avec mes étudiants. Entre 1964 et 1965, à 28 ans, j’ai été professeur de littérature à Santa Fe dans une école de jésuites. J’enseignais les deux dernières années du lycée et je devais veiller à ce que mes élèves étudient Le Cid. Mais les jeunes n’aimaient pas ça. Ils demandaient à lire García Lorca. J’ai donc décidé qu’ils étudieraient Le Cid à la maison et que, pendant les cours, je traiterais d’auteurs que les jeunes préféraient. Bien sûr, ils voulaient lire des œuvres littéraires contemporaines. Mais, au fur et à mesure qu’ils lisaient les choses qui les attiraient sur le moment, ils acquéraient un goût plus général pour la littérature, pour la poésie, et passaient ensuite à d’autres auteurs. En fin de compte, le cœur cherche davantage, et chacun trouve sa voie dans la littérature. [2] J’aime, par exemple, les artistes tragiques parce que nous pouvons tous ressentir leurs œuvres comme nôtres, comme expression de nos drames. En pleurant sur le sort des personnages, nous pleurons en réalité sur nous-mêmes et sur notre vide, sur nos défauts, sur notre solitude. Bien sûr, je ne vous demande pas de faire les mêmes lectures que moi. Chacun trouvera des livres qui parlent à sa propre vie et qui deviendront de véritables compagnons de route. Il n’y a rien de plus contre-productif que de lire par obligation, de faire un effort considérable juste parce que d’autres ont dit que c’est essentiel. Non, nous devons choisir nos lectures avec ouverture, surprise, souplesse, en nous laissant conseiller, mais aussi avec sincérité, en essayant de trouver ce dont nous avons besoin à chaque moment de notre vie.

Foi et culture

8. De plus, pour un croyant qui veut sincèrement entrer en dialogue avec la culture de son temps, ou simplement avec la vie des personnes concrètes, la littérature devient indispensable. À bon droit, le Concile Vatican II affirme que « la littérature et les arts […] s’efforcent d’exprimer la nature propre de l’homme » et « de mettre en lumière les misères et les joies, les besoins et les énergies ». [3] En vérité, la littérature s’inspire de la quotidienneté de la vie, de ses passions et de la réalité des événements tels que « l’action, le travail, l’amour, la mort et toutes les pauvres choses qui remplissent la vie ». [4]

9. Comment pouvons-nous atteindre le cœur des cultures anciennes et nouvelles si nous ignorons, rejetons et/ou réduisons au silence les symboles, messages, créations et récits avec lesquels ils ont saisi, et voulu dévoiler et évoquer, leurs entreprises et idéaux les plus beaux, ainsi que leurs violences, leurs peurs et leurs passions les plus profondes? Comment pouvons-nous parler au cœur des hommes si nous ignorons, reléguons et ne valorisons pas “ces mots” avec lesquels ils ont voulu manifester et, pourquoi pas révéler, le drame de leur vie et de leurs sentiments à travers des romans et des poèmes ?

10. La mission de l’Église a su déployer toute sa beauté, sa fraîcheur et sa nouveauté dans la rencontre avec les différentes cultures – souvent grâce à la littérature – dans lesquelles elle s’est enracinée, sans avoir peur de s’impliquer et d’en extraire le meilleur de ce qu’elle a trouvé. C’est une attitude qui l’a libérée de la tentation d’un solipsisme assourdissant et fondamentaliste qui consiste à croire qu’une certaine grammaire historico-culturelle a la capacité d’exprimer toute la richesse et la profondeur de l’Évangile. [5] Beaucoup de prophéties de malheur qui tentent de semer le désespoir aujourd’hui s’enracinent précisément dans cet aspect. Le contact avec des styles littéraires et grammaticaux divers permettra toujours d’approfondir la polyphonie de la Révélation sans l’appauvrir ou la réduire à des conditions historiques ou à des structures mentales.

11. Ce n’est donc pas un hasard si le christianisme des origines, par exemple, avait bien perçu la nécessité d’une confrontation étroite avec la culture classique de l’époque. Un Père de l’Église d’Orient comme Basile de Césarée, dans son Discours aux jeunes composé entre 370 et 375, probablement adressé à ses neveux, exaltait la valeur de la littérature classique – produite par les éxothen (“ceux de l’extérieur”), comme il appelait les auteurs païens – tant en raison de son argumentation, c’est-à-dire les lógoi (“discours”) à utiliser en théologie et en exégèse, qu’en raison de son témoignage de la vie, c’est-à-dire les práxeis (“les actes, les comportements”) à prendre en compte dans l’ascèse et la morale. Et il concluait en exhortant les jeunes chrétiens à considérer les classiques comme un ephódion (“viatique”) pour leur instruction et leur formation, en en tirant un « profit pour l’âme » (IV, 8-9). Et c’est précisément de cette rencontre de l’événement chrétien avec la culture de l’époque qu’est née une réélaboration originale de l’annonce de l’Évangile.

12. Grâce au discernement évangélique de la culture, il est possible de reconnaître la présence de l’Esprit dans la réalité humaine diversifiée, c’est-à-dire de saisir la semence déjà enfouie de la présence de l’Esprit dans les événements, dans les sensibilités, dans les désirs, dans les tensions profondes des cœurs et des contextes sociaux, culturels et spirituels. Nous pouvons, par exemple, reconnaître dans les Actes des Apôtres, lors de Paul à l’Aréopage (cf. Ac 17, 16-34), une approche de ce genre. Paul, parlant de Dieu, affirme : « C’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, que nous existons, comme l’ont dit aussi certains de vos poètes : “Car nous sommes de sa descendance” ( Ac 17, 28). Il y a deux citations dans ce verset : une indirecte dans la première partie où est cité le poète Epiménide (6 ème siècle avant J.-C.), et une directe où est cité les Phénomènes du poète Aratus de Silo (3 ème siècle avant J.-C.) qui chante les constellations et les signes du beau et du mauvais temps. « Paul se révèle ici “lecteur” de poésie, et dévoile sa façon d’aborder le texte littéraire qui ne peut que faire réfléchir sur le discernement évangélique de la culture. Il est traité par les Athéniens de spermologos, c’est-à-dire de “corbeau, bavard, charlatan” mais, littéralement, de “récolteur de semences”. Ce qui était certainement une insulte devient paradoxalement une vérité profonde. Paul recueille les semences de la poésie païenne et, sortant d’une attitude antérieure de profonde indignation (cf. Ac 17, 16), il va jusqu’à reconnaître les Athéniens comme étant “très religieux” et voit dans ces pages de leur littérature classique une véritable preparatio evangelica ». [6]

13. Qu’a fait Paul ? Il a compris que la littérature « découvre les abîmes qui habitent l’homme, tandis que la révélation, puis la théologie, s’en emparent pour montrer comment le Christ vient les traverser et les illuminer ». [7] La littérature est donc une « voie d’accès », [8] vers ces abîmes, qui aide le pasteur à entrer dans un dialogue fructueux avec la culture de son temps.

Jamais de Christ sans chair

14. Avant d’approfondir les raisons spécifiques pour lesquelles l’attention à la littérature doit être encouragée dans le parcours de formation des futurs prêtres, permettez-moi de rappeler ici une réflexion sur le contexte religieux actuel : « Le retour au sacré et la recherche spirituelle qui caractérisent notre époque, sont des phénomènes ambigus. Mais, plus que l’athéisme, nous sommes aujourd’hui face au défi de répondre adéquatement à la soif de Dieu de beaucoup de personnes, afin qu’elles ne cherchent pas à l’assouvir dans des propositions aliénantes ou avec un Jésus Christ sans chair ». [9] La tâche urgente de l’annonce de l’Évangile à notre époque exige donc des croyants, et des prêtres en particulier, un engagement pour que chacun puisse rencontrer un Jésus-Christ fait chair, fait homme, fait histoire. Nous devons tous veiller à ne jamais perdre de vue la “chair” de Jésus-Christ : cette chair faite de passions, d’émotions, de sentiments, de récits concrets, de mains qui touchent et guérissent, de regards qui libèrent et encouragent, d’hospitalité, de pardon, d’indignation, de courage, d’intrépidité : en un mot, d’amour.

15. Et c’est précisément à ce niveau qu’une fréquentation assidue de la littérature peut rendre les futurs prêtres et tous les agents pastoraux encore plus sensibles à la pleine humanité du Seigneur Jésus, dans laquelle se répand pleinement sa divinité, et annoncer l’Évangile de manière à ce que tous, vraiment tous, puissent expérimenter combien est vrai ce que dit le Concile Vatican II : « En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné ». [10] Il ne s’agit pas du mystère d’une humanité abstraite, mais du mystère de cet être humain concret avec toutes les blessures, les désirs, les souvenirs et les espérances de sa vie.

Un grand bien

16. D’un point de vue pragmatique, de nombreux scientifiques affirment que l’habitude de lire produit de nombreux effets positifs dans la vie d’une personne : elle l’aide à acquérir un vocabulaire plus large et, par conséquent, à développer divers aspects de son intelligence. Elle stimule également l’imagination et la créativité. En même temps, elle lui permet d’apprendre à exprimer ses récits d’une manière plus riche. Elle améliore également sa capacité de concentration, réduit ses niveaux de déficience cognitive et calme le stress et l’anxiété.

17. Mieux encore, elle prépare à comprendre, et donc à faire face, aux différentes situations qui peuvent se présenter dans la vie. Dans la lecture, nous nous immergeons dans les personnages, les soucis, les drames, les dangers, les peurs de personnes qui ont fini par surmonter les défis de la vie, ou bien il se peut que, pendant la lecture, nous donnions aux personnages des conseils qui nous serviront plus tard.

18. Pour tenter d’encourager à nouveau à la lecture, je cite volontiers quelques textes d’auteurs très connus, qui nous apprennent beaucoup de choses en quelques mots :

Les romans libèrent « en nous, pendant une heure, tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception ». [11]

« En lisant les grandes œuvres de la littérature, je deviens des milliers d’hommes et, en même temps, je reste moi-même. Comme le ciel nocturne de la poésie grecque, je vois avec une myriade d’yeux, mais c’est toujours moi qui vois. Ici, comme dans la religion, l’amour, l’action morale et le savoir, je me dépasse, et pourtant, lorsque je me dépasse, je suis plus moi-même que jamais ». [12]

19. Cependant, mon intention n’est pas de m’attarder uniquement sur ce niveau d’utilité personnelle, mais de réfléchir aux raisons les plus décisives pour éveiller l’amour de la lecture.

Écouter la voix de quelqu’un

20. Lorsque je pense à la littérature, je me souviens de ce que le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges [13] disait à ses étudiants : le plus important est de lire, d’entrer en contact direct avec la littérature, de s’immerger dans le texte vivant qui se trouve devant nous, plutôt que de s’attacher aux idées et aux commentaires critiques. Et Borges expliquait cette idée à ses étudiants en leur disant qu’au début ils ne comprendraient peut-être pas grand-chose à ce qu’ils liraient ; mais, en tout cas, ils entendraient “la voix de quelqu’un”. C’est une définition de la littérature que j’aime beaucoup : écouter la voix de quelqu’un. Et n’oublions pas combien il est dangereux de ne plus écouter la voix de l’autre qui nous interpelle ! On tombe immédiatement dans l’auto-isolement, on entre dans une sorte de surdité “spirituelle” qui affecte aussi négativement notre relation avec nous-mêmes et notre relation avec Dieu, quelque soit la théologie ou la psychologie que nous avons pu étudier.

21. En parcourant cette voie qui nous rend sensibles au mystère des autres, la littérature nous apprend à toucher leur cœur. Comment ne pas rappeler ici la parole courageuse que, le 7 mai 1964, saint Paul VI adressa aux artistes et donc aussi aux grands écrivains ? Il disait : « Nous avons besoin de vous. Notre ministère a besoin de votre collaboration. Car, comme vous le savez, Notre ministère consiste à prêcher et à rendre accessible et compréhensible, voire émouvant, le monde de l’esprit, de l’invisible, de l’ineffable, de Dieu. Et dans cette opération qui transforme le monde invisible en formules accessibles et intelligibles vous êtes les maîtres ». [14] La tâche des croyants, et des prêtres en particulier, est précisément de “toucher” le cœur de l’homme contemporain pour qu’il s’émeuve et s’ouvre face à l’annonce du Seigneur Jésus, et, dans cet engagement, la contribution que la littérature et la poésie peuvent offrir est d’une valeur inestimable.

22. T.S. Eliot, le poète à qui l’esprit chrétien doit des œuvres littéraires qui ont marqué le monde contemporain, a décrit à juste titre la crise religieuse moderne comme celle d’une « incapacité émotionnelle » [15] généralisée. À la lumière de cette lecture de la réalité, le problème de la foi aujourd’hui n’est pas avant tout de croire plus ou moins aux propositions doctrinales. Il s’agit plutôt de l’incapacité de nombre de personnes de s’émouvoir devant Dieu, devant sa création, devant les autres êtres humains. La tâche est donc de guérir et d’enrichir notre sensibilité. C’est pourquoi, à mon retour du Voyage Apostolique au Japon, lorsqu’on m’a demandé ce que l’Occident avait à apprendre de l’Orient, j’ai répondu : « Je crois qu’il manque un peu de poésie à l’Occident ». [16]

Une sorte de gymnase du discernement

23. Que gagne donc le prêtre à ce contact avec la littérature ? Pourquoi est-il nécessaire de considérer et de promouvoir la lecture de grands romans comme une composante importante de la paideia sacerdotale ? Pourquoi est-il important de retrouver et de mettre en œuvre dans la formation des candidats au sacerdoce l’intuition, esquissée par le théologien Karl Rahner, d’une profonde affinité spirituelle entre le prêtre et le poète ? [17]

24. Essayons de répondre à ces questions en écoutant les considérations du théologien allemand. [18] Les paroles du poète, écrit Rahner, sont « pleines de nostalgie », elle sont « des portes qui s’ouvrent sur l’infini, des portes qui s’ouvrent largement sur l’immensité. Elles évoquent l’ineffable, elles tendent vers l’ineffable ». Cette parole poétique « donne sur l’infini, mais elle ne peut pas nous donner cet infini, ni porter ou cacher en elle Celui qui est l’Infini ». Cela, c’est le propre de la Parole de Dieu, et – poursuit Rahner – « la parole poétique invoque la parole de Dieu ». [19] Pour les chrétiens, la Parole est Dieu, et toutes les paroles humaines, portent la trace d’une nostalgie intrinsèque de Dieu tendant vers cette Parole. On peut dire que la parole véritablement poétique participe analogiquement à la Parole de Dieu telle que la Lettre aux Hébreux nous la présente de manière bouleversante (cf. He 4, 12-13).

25. Et c’est ainsi que Karl Rahner peut établir un beau parallèle entre le prêtre et le poète : « Seule la parole est intimement capable de libérer de ce qui tient en captivité toutes les réalités inexprimées : le mutisme de leur tendance vers Dieu ». [20]

26. Ensuite, dans la littérature, ce sont des questions de forme d’expression et de sens qui sont en jeu. Elle représente donc une sorte de gymnase de discernement qui aiguise les capacités sapientielles d’examen intérieur et extérieur du futur prêtre. Le lieu où s’ouvre cette voie d’accès à sa propre vérité est l’intériorité du lecteur directement impliqué dans le processus de lecture. Voici donc le déploiement du scénario du discernement spirituel personnel où se trouvent les angoisses et même les crises. En effet, nombreuses sont les pages littéraires qui peuvent répondre à la définition ignatienne de la “désolation”.

27. « J’appelle désolation […] les obscurités de l’âme, trouble en elle, motion vers les choses basses et terrestres, absence de paix venant de diverses agitations et tentations qui poussent à un manque de confiance sans espérance, sans amour, l’âme se trouvant toute paresseuse, tiède, triste et comme séparée de son Créateur et Seigneur ». [21]

28. La douleur ou l’ennui que l’on ressent en lisant certains textes ne sont pas nécessairement des sentiments mauvais ou inutiles. Ignace de Loyola lui-même avait noté que chez « ceux qui vont de mal en pis », le bon esprit agit en provoquant l’inquiétude, l’agitation, l’insatisfaction. [22] C’est l’application littérale de la première règle ignatienne du discernement des esprits, réservée à ceux qui « vont de péché mortel en péché mortel » et qui veut que, chez ces personnes, le bon esprit « les aiguillonne et morde leur conscience par le sens moral – la syndérèse – de la raison » [23] pour les amener au bien et à la beauté.

29. On comprend ainsi que le lecteur n’est pas le destinataire d’un message édifiant, mais qu’il est une personne activement sollicitée à s’aventurer sur un terrain instable où les frontières entre le salut et la perdition ne sont pas a priori définies et séparées. L’acte de lecture s’apparente donc à un acte de “discernement” par lequel le lecteur est impliqué personnellement en tant que “sujet” de la lecture et en même temps “objet” de ce qu’il lit. En lisant un roman ou une œuvre poétique, le lecteur vit l’expérience d’“être lu” par les mots qu’il lit. [24] Le lecteur est ainsi semblable à un joueur sur le terrain : il joue le jeu, mais en même temps le jeu se fait à travers lui, en ce sens qu’il est totalement impliqué dans ce qu’il fait. [25]

Attention e digestion

30. En ce qui concerne les contenus, il faut reconnaître que la littérature est comme “un télescope” – selon la célèbre image inventée par Proust [26] – braqué sur les êtres et les choses, indispensable pour mettre en évidence “la grande distance” que le quotidien creuse entre notre perception et la totalité de l’expérience humaine. « La littérature est comme un laboratoire photographique dans lequel les images de la vie peuvent être traitées pour en révéler les contours et les nuances. C’est donc à cela que “sert” la littérature : à “développer” les images de la vie », [27] à nous interroger sur son sens. Elle sert, en somme, à faire efficacement expérience de la vie.

31. En vérité, notre vision ordinaire du monde est comme “réduite” et limitée à cause de la pression qu’exercent sur nous les objectifs opérationnels et immédiats de notre agir. Même le service – cultuel, pastoral, caritatif – peut devenir un impératif qui oriente nos forces et notre attention uniquement vers les objectifs à atteindre. Mais, comme le rappelle Jésus dans la parabole du semeur, la semence a besoin de tomber dans une terre profonde pour mûrir avec fécondité dans le temps sans être étouffée par la superficialité ou les épines (Mt 13, 18-23). Autrement le risque devient celui de tomber dans une efficacité qui banalise le discernement, appauvrit la sensibilité et réduit la complexité. Il est donc nécessaire et urgent de contrebalancer cette accélération et cette simplification inévitables de notre vie quotidienne en apprenant à prendre de la distance par rapport à l’immédiat, à ralentir, à contempler et à écouter. Cela peut se produire lorsqu’une personne s’arrête librement pour lire un livre.

32. Il est nécessaire de retrouver des manières de se comporter face aux réalités accueillantes, non stratégiques, non directement finalisées à un résultat, où il est possible de laisser émerger l’infinie démesure de l’être. Distance, lenteur, liberté sont les caractéristiques d’une approche du réel trouvant précisément dans la littérature une forme d’expression qui n’est certes pas exclusive mais privilégiée. La littérature devient alors un gymnase où l’on entraîne le regard à chercher et à explorer la vérité des personnes et des situations en tant que mystère, en tant que chargées d’un excès de sens qui ne peut se manifester que partiellement dans des catégories et des schémas explicatifs, dans des dynamiques linéaires de cause à effet, de moyen à fin.

33. Une autre belle image pour dire le rôle de la littérature vient de la physiologie du corps humain et en particulier de l’acte de digestion. Ici, son modèle est la ruminatio de la vache, comme l’affirmaient le moine Guillaume de Saint-Thierry au XI ème siècle et le jésuite Jean-Joseph Surin au XVII ème siècle. Ce dernier parle de “l’estomac de l’âme” et le jésuite Michel De Certeau a évoqué une véritable “physiologie de la lecture digestive”. [28] La littérature nous aide à dire notre présence au monde, à la “digérer” et à l’assimiler en saisissant ce qui va au-delà de la surface du vécu ; elle sert donc à interpréter la vie en discernant ses significations et tensions fondamentales. [29]

Voir à travers les yeux des autres

34. En ce qui concerne la forme du discours, voici ce qui se passe : la lecture d’un texte littéraire nous met en position de « voir à travers les yeux des autres » [30] en acquérant une largeur de perspective qui élargit notre humanité. Elle active en nous le pouvoir empathique de l’imagination qui est un véhicule fondamental pour la capacité d’identification au point de vue, à la condition, aux sentiments des autres, sans laquelle il n’y a pas de solidarité, de partage, de compassion, de miséricorde. En lisant, nous découvrons que ce que nous ressentons n’est pas seulement nôtre mais universel, de sorte que même la personne la plus abandonnée ne se sent pas seule.

35. La merveilleuse diversité de l’être humain et la pluralité diachronique et synchronique des cultures et des savoirs sont configurées dans la littérature en un langage capable d’en respecter et d’en exprimer la variété. Elles sont en même temps traduites dans une grammaire symbolique du sens qui nous les rend intelligibles, non pas étrangères, mais partagées. L’originalité de la parole littéraire réside dans le fait qu’elle exprime et transmet la richesse de l’expérience non pas en l’objectivant dans la représentation descriptive du savoir analytique ou dans l’examen normatif du jugement critique, mais comme contenu d’un effort expressif et interprétatif donnant un sens à l’expérience en question.

36. Lorsque nous lisons une histoire, grâce à la vision de l’auteur chacun imagine à sa manière les pleurs d’une fille abandonnée, la personne âgée couvrant le corps de son petit-fils endormi, la passion du petit entrepreneur essayant de s’en sortir malgré les difficultés, l’humiliation de celui qui se sent critiqué par tout le monde, le garçon qui rêve comme seul moyen d’échapper à la souffrance d’une vie misérable et violente. Alors que nous ressentons des traces de notre monde intérieur au milieu de ces histoires, nous devenons plus sensibles aux expériences des autres, nous sortons de nous-mêmes pour entrer dans leurs profondeurs, nous pouvons comprendre un peu mieux leurs efforts et leurs désirs, nous voyons la réalité à travers leurs yeux et, en fin de compte, nous devenons des compagnons de route. Nous nous immergeons ainsi dans l’existence concrète et intérieure du vendeur de fruits, de la prostituée, de l’enfant qui grandit sans ses parents, de la femme du maçon, de la vieille femme qui croit encore qu’elle trouvera son prince. Et nous pouvons le faire avec empathie et parfois avec tolérance et compréhension.

37. Jean Cocteau écrivait à Jacques Maritain : « La littérature est impossible, il faut en sortir, et il est inutile d’essayer de s’échapper par la littérature, car seuls l’amour et la foi nous permettent de sortir de nous-mêmes ». [31] Mais sortons-nous vraiment de nous-mêmes si les souffrances et les joies des autres ne brûlent pas dans nos cœurs ? Je préfère me rappeler qu’en tant que chrétien, rien de ce qui est humain ne m’est indifférent.

38. En outre, la littérature n’est pas relativiste parce qu’elle ne nous dépouille pas de critères de valeur. La représentation symbolique du bien et du mal, du vrai et du faux, comme dimensions qui prennent dans la littérature la forme d’existences individuelles et d’événements historiques collectifs, ne neutralise pas le jugement moral mais l’empêche de devenir aveugle ou de condamner superficiellement. Jésus nous demande : « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ! » (Mt 7, 3).

39. Et dans la violence, faiblesse ou fragilité des autres, nous avons l’occasion de mieux réfléchir sur la nôtre. En ouvrant au lecteur une large vision de la richesse et de la misère de l’expérience humaine, la littérature éduque son regard à la lenteur de la compréhension, à l’humilité de la non-simplification, à la mansuétude de ne pas prétendre maîtriser la réalité et la condition humaine par le jugement. Le jugement est certes nécessaire, mais il ne faut jamais oublier sa portée limitée : jamais, en effet, le jugement ne doit se traduire par une condamnation à mort, par un effacement, par une suppression de l’humanité au profit d’une aride totalisation de la loi.

40. Le regard de la littérature forme le lecteur au décentrement, au sens de la limite, au renoncement à la domination cognitive et critique sur l’expérience, lui apprenant une pauvreté qui est source d’une extraordinaire richesse. En reconnaissant l’inutilité et peut-être même l’impossibilité de réduire le mystère du monde et de l’être humain à une polarité antinomique vrai/faux, ou juste/injuste, le lecteur accepte le devoir de juger non pas comme un instrument de domination mais comme un élan vers une écoute incessante et comme une disponibilité à s’impliquer dans cette extraordinaire richesse de l’histoire due à la présence de l’Esprit qui se donne aussi comme Grâce : c’est-à-dire comme un événement imprévisible et incompréhensible qui ne dépend pas de l’action humaine, mais qui redéfinit l’humain comme espérance de salut.

La puissance spirituelle de la littérature

41. J’espère avoir mis en évidence, dans ces brèves réflexions, le rôle que la littérature peut jouer dans l’éducation du cœur et de l’esprit du pasteur ou du futur pasteur, dans le sens d’un exercice libre et humble de sa rationalité, d’une reconnaissance fructueuse du pluralisme des langages humains, d’un élargissement de sa sensibilité humaine et, enfin, d’une large ouverture spirituelle à l’écoute de la Voix à travers de nombreuses voix.

42. En ce sens, la littérature aide le lecteur à briser les idoles des langages autoréférentiels faussement autosuffisants, statiquement conventionnels, qui risquent parfois de polluer même notre discours ecclésial en emprisonnant la liberté de la Parole. La parole littéraire est celle qui met en mouvement, libère et purifie le langage : elle l’ouvre enfin à d’autres possibilités d’expression et d’exploration, elle le rend accueillant à la Parole qui s’installe dans le langage humain, non pas lorsqu’il se comprend comme un savoir déjà plénier, définitif et complet, mais lorsqu’il devient une veille d’écoute en attente de Celui qui vient faire toutes choses nouvelles (cf. Ap 21, 5).

43. Le pouvoir spirituel de la littérature rappelle en définitive la tâche première confiée par Dieu à l’homme : celle de “nommer” les êtres et les choses (cf. Gn 2, 19-20). La mission de gardien de la création, assignée par Dieu à Adam, passe avant tout par la reconnaissance de sa propre réalité et du sens de l’existence des autres êtres. Le prêtre est lui aussi investi de cette tâche originelle de “nommer”, de donner du sens, de se faire instrument de communion entre la création et la Parole faite chair avec son pouvoir d’illuminer tous les aspects de la condition humaine.

44. L’affinité entre le prêtre et le poète se manifeste donc dans cette union sacramentelle mystérieuse et indissoluble entre la Parole divine et la parole humaine, donnant lieu à un ministère qui devient un service rempli d’écoute et de compassion, à un charisme qui devient responsabilité, à une vision du vrai et du bien qui éclot comme beauté. Nous ne pouvons qu’entendre les paroles que nous a laissées le poète Paul Celan : « Celui qui apprend vraiment à voir s’approche de l’invisible ». [32]

Donné à Rome, près de Saint-Jean-du-Latran, le 17 juillet 2024, en la douzième année de mon Pontificat.

FRANÇOIS


[1] R. Latourelle, Letteratura, in R. Latourelle – R. Fisichella, Dizionario di Teologia Fondamentale, Assisi (PG) 1990, p. 631.

[2] Cf. A. Spadaro, «J. M. Bergoglio, il “maestrillo” creativo. Intervista all’alunno Jorge Milia», in La Civiltà Cattolica 2014 I, pp. 523-534.

[3] Conc. Œcum. Vat. II, Gaudium et spes, n. 62.

[4] K. Rahner, «Il futuro del libro religioso», in Nuovi saggi II, Roma 1968, p. 647.

[5] Cf. Exhort. ap. Evangelii Gaudium, n. 6.

[6] A. Spadaro, Svolta di respiro. Spiritualità della vita contemporanea, Milano, Vita e Pensiero, p. 101.

[7] R. Latourelle, «Letteratura», p. 633.

[8] S. Jean-Paul II, Lettre aux artistes, 4 avril 1999, n. 6.

[9] Exhort. Ap. Evangelii Gaudium, n. 89.

[10] Const. past. Gaudium et spes, n. 22 § 1.

[11] M. Proust, À la recherche du temps perdu – Du côté de chez Swann, B. Grasset, Paris 1914, pp. 104-105.

[12] C.S. Lewis, Lettori e letture. Un esperimento di critica, Milano 1997, 165 .

[13] Cf. Borges, Oral, Buenos Aires 1979.

[14] Homélie, « Messe des Artistes », 7 mai 1964.

[15] The Idea of a Christian Society, London 1946, p. 30.

[16]  Conférence de presse du Saint Père au cours du vol du retour du Voyage apostolique en Thaïlande et au Japon, 26 novembre 2019.

[17] Cf. A. Spadaro, La grazia della parola. Karl Rahner e la poesia, Milano, Jaca Book, 2006.

[18] Cf. K. Rahner, «Sacerdote e poeta», in La Fede in mezzo al mondo, Alba 1963, pp. 131-173.

[19] Ibid., p. 171 s.

[20] Ibid., p. 146.

[21] S. Ignace de Loyola, Exercices Spirituelles, n. 317.

[22] Cf. ibid., n. 335.

[23] ibid., n. 314.

[24] Cf. K. Rahner, «Sacerdote e poeta» in La fede in mezzo al mondo, Alba 1963, p. 141.

[25] Cf. A. Spadaro, La pagina che illumina. Scrittura creativa come esercizio spirituale, Milano, Ares, 2023, pp. 46-47.

[26] Cf. M. Proust, À la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, Paris 1954, Vol. III, p. 1041.

[27] A. Spadaro, La pagina che illumina, op. cit., p. 14

[28] M. de Certeau, Il parlare angelico. Figure per una poetica della lingua (Secoli XVI e XVII), Firenze 1989, p. 139.

[29] Cf. A. Spadaro, La pagina che illumina, op. cit., p. 16.

[30] C.S. Lewis, Lettori e letture. Un esperimento di critica, Milano 1997, p. 165.

[31] J. Cocteau – J. Maritain, dialogue sur la foi, Firenze, Passigli 1988, p. 56. Cf. A. Spadaro, La pagina che illumina, op. cit., p. 11-12.

[32] Microliti, Milano 2020, p. 101.

Baudry, Kohn, Haute lumière (poésie, photographie)

Gilles Baudry et Philippe Kohn, Haute lumière, Locus solus, Châteaulin 2018

La poésie, parfois, ce sont quelques mots sur une page. Beaucoup de blanc, ou de marge, le vide qu’une centaine de caractères, ou à peine davantage, rend visible. La périphérie est un lieu hospitalier d’où l’on voit ce que l’activité trépidante du centre, place to bee, ne laisse pas soupçonner.

La poésie de Gilles Baudry est de celle-là. Un silence d’abord, puis, évanescente, une voix de fin silence. A son tour, le lecteur devra certes faire silence, écouter. Cela ne suffira pas, parce que, comme dit le psaume, un autre poème, « pas de voix dans ce récit, pas de mot qui s’entende ».

L’ouvrage est une forme de commentaire de la Règle de Benoît sous laquelle le poète s’est placé depuis bien longtemps déjà. Ou plutôt, une stratégie pour faire entendre le silence à partir de la règle et de la pratique bénédictine de la vie. Chaque page tournée, plus encore que dans d’autres de ses recueils, touche l’insaisissable. C’est une caresse, une brise de paix, tout autant que l’air du large à respirer à pleins poumons, la force renversante de l’inouï.

Les photos de petits riens de Philippe Kohn montrent ce que les yeux ne voient pas et les mots de Gilles Baudry, fragiles, ourlent la vie de tout ce que l’on n’entend pas. Pas une ligne n’est de trop, n’est maladroite ; prodige de justesse à couper le souffle. On voudrait tout citer, mais ce serait passer à côté, rater l’é-vocation, appel parfois ironique où se lit qui nous sommes, au bord du silence. Les textes ou les photos marquent comme des balises pour une traversée que renouvelle chaque lecteur ; c’est à une expérience qu’il est conduit, au bord du silence.

Peut-être une réserve, quant au titre : est-il le meilleur ? Pour le disciple, il n’y a plus de hauteur depuis que la terre a vocation d’être ciel.

On viendrait, paraît-il, de loin
pour écouter les moines se taire
mais le silence est moins ce qui se tait
que ce qui nous éclaire.

Ici, tout exhale la solitude ouverte
             et la porosité de la clôture.
En marge mais au cœur du monde
        en filigrane de la page.

Non l’inhumain isolement
mais la juste distance, le retirement
l’inassimilable solitude élue,
l’autre nom de l’amour.  
Une parole sans parole
est la patrie.

C’est elle
qui modèle et module nos vies.

C’est elle qui nous porte
et nous emporte loin de nous.
   

Riches de ce qui nous manque,
la grâce enfin
serait d’être touchés
à l’invisible de ce que nous sommes.   
 

E. LOUIS, Monique s’évade

Edouard Louis, Monique s’évade. Le prix de la liberté, Seuil, Paris 2024

Nouvel opus d’Edouard Louis. Toujours la même histoire, pourra-t-on penser, la sienne, et ce d’autant plus que c’est le deuxième texte qu’il consacre à la vie de sa mère. Une question : ce qu’il raconte est-il vrai en tout point, est-ce enjolivé ou noirci pour servir le projet d’une forme de littérature engagée, politique, en l’espèce, le coût de la liberté, le prix pour se sortir des situations impossibles, comme la violence conjugale, la fuite des conditions sociales d’aliénation ? L’écriture bourgeoise se délecterait dans une exploration ou une exploitation psychologique que l’approche sociologique semble ignorer. Nouvel opus pour un même thème, comme si vivre c’était la nécessité de l’évasion. « Quitte ton pays, le sein de ta communauté, la maison de ton père. » Avant d’être une libération, « la fuite est un fardeau ». « Il y a des êtres portés par la vie et d’autres qui doivent lutter contre elle. Ceux qui appartiennent à la deuxième catégorie sont fatigués. »

Certes les violences conjugales se rencontrent dans toutes les classes sociales et cependant la somme d’argent nécessaire pour s’échapper est une barrière supplémentaire sur le chemin de la liberté. Il est notoire que les familles monoparentales dont la mère est souvent le pilier adulte sont statistiquement davantage concernées par la pauvreté. « Pour le dire plus explicitement et donc plus brutalement, combien de personnes, combien de femmes changeraient de vie, si elles obtenaient un chèque ? »

Ce ne sont pas seulement les minorités féminines ou de la classe qu’explore Louis, mais celles de l’homosexualité, de la race, du rebut. C’est une affaire de structures de pouvoir, de stratégies et moyens pour y échapper, plus que pour les renverser. Dans l’humiliation se puise une force de vie, et même une forme de fierté d’où une dignité déniée peut trouver à s’affirmer. Comme un roman policier, le texte raconte une course poursuite, pas tant pour fuir le conjoint, rendu inerte pas l’alcool et assommé par l’audace de la fuite, que contre les impossibilités, réelles, fictives, imaginées, fantasmées de s’en sortir.

La violence est contagieuse, de subie elle devient motrice et est reproduite. S’évader, c’est aussi dire stop, changer le monde, arrêter la complicité avec la violence. Il faut tordre la violence, « Comment ne pas devenir esclave de cette violence qui nous pousse à être violents ? » Une nouvelle fois, la question n’est pas tant de l’ordre d’un travail sur soi que du renversement des conditionnements sociaux qui par l’injustice qu’ils canonisent sont la première violence.

« Sa vie avait été, jusqu’à maintenant, une vie pour les autres. » N’est-ce pas la définition de la sainteté ? Et il faudrait l’abandonner pour vivre ? « Souffrir ne rend pas meilleur, au contraire. » N’est-ce pas le refus massif et franc d’une souffrance salvatrice ? Pas un mot de Dieu, et plutôt contre l’éthos chrétien. Et cependant, en exergue, repris ici ou là, une saveur d’Isaïe ou d’Apocalypse, révélation d’un destin, d’une destinée : « C’est donc la Nouvelle Vie, que je vois » (H. Cixous, Eve s’évade). Ou encore, un impératif contre le mensonge, celui de toutes les oppressions : « la vérité vous rendra libres ».

P. Auster, Baumgartner (roman)

Paul Auster, Baumgartner, Actes sud, Arles 2024

Un titre de biographie : Baumgartner. Aucune allusion biblique explicite, et cependant ce nom a une saveur d’Eden, jardinier, littéralement gardien de l’arbre. Sa femme défunte s’appelait Anna Blume, fleur !On est bien dans un jardin. Si peu de lignes, et déjà la narration démarre en trombe. Des possibles s’ouvrent à l’infini.

Professeur de philosophie ‑ de phénoménologie, attaché à ce qui apparaît comme si l’être était toujours déjà une construction – l’homme demeure comme amputé ; sa femme, os de ses os et chair de sa chair est morte depuis dix ans. Elle était poétesse. Plus rien ne fait sens. La vie et le monde ont-ils d’ailleurs jamais eu un sens ? Qu’est la vie s’il n’y a plus de nord pour s’orienter ?

Provoqué par des je-ne-sais quoi, des presque-rien, il y a urgence à commencer autre chose. Et, d’un seul coup, plus rien. Ou plutôt, avec les mots de saint Augustin, le dédale des vastes « palais de la mémoire » et davantage de possibles encore, non pas seulement retour en arrière, puisque c’est aujourd’hui que l’on se souvient. (En creux, on constatera que l’affirmation de la vie après la mort aurait au moins l’intérêt de libérer de la prison du souvenir, au risque de la fin, but ou dernière échéance.)

A partir d’un certain âge, on a connu plus de personnes décédées que l’on ne connaît de vivants. Paul Auster, qui se sait proche de sa mort, interroge avec humour et délicatesse la capacité d’être gardien de l’arbre de la vie, vivant jusqu’à la fin. L’amour est la seule parabole de la vie, à moins que ce ne soit l’inverse. Dans un dernier pied-de-nez à l’exigence de sens, il ne raconte pas la fin de ce qui sera son dernier roman. Baumgartner n’est pas Moïse qui seul put raconter sa mort, mais il n’entra pas dans la Terre…




« La petite fleur était si petite
qu’elle n’avait pas de nom
aussi appelai-je ma découverte
la « Gemme »
mais alors je me ravisai
et renommai le petit, tout petit point
de rouge vif éteincelant
le « Comment allez-vous
Mrs Dolittle et où
étiez-vous donc ces derniers temps ?
 » (p. 55)
« Le moment venu, que lui soit accordée une fin digne, un arrêt cardiaque au milieu d’une dernière phrase à lui, de préférence les derniers mots d’un grand allez-vous-faire-foutre adressé aux fous avides de pouvoir qui règnent sur le monde. Ou mieux encore, de rendre l’âme dans la rue, en route vers un rendez-vous de minuit avec celle qu’il aime. » (p. 71)
« Le père, prisonnier de sa propre détresse, contemple la scène comme de l’extérieur, horrifié par ce qu’il vient de faire, se rétractant après l’éclat de fureur jailli de sa main, qui l’a conduit à attaquer son enfant, comme si, pour la première fois depuis qu’il est père, il commençait à comprendre que les pères ont sur leur fils un pouvoir illimité et qu’abuser de ce pouvoir, c’est se changer en tyran et en brute épaisse. » (p.122)
« Ce qui me ramène à mon point de départ, à cette question sans réponse : que faut-il croire si on ne peut être sûr que ce qui est présenté comme un fait est vrai ? » (p. 164)

Cherche ta place / Marie Noël

Je m’en vais cheminant, cheminant, dans ce monde,
Chaque jour je franchis un nouvel horizon.
Je cherche pour m’asseoir le seuil de ma maison
Et mes frères et sœurs pour entrer dans leur ronde.

Mais las ! J’ai beau descendre et monter les chemins,
Nul toit rêveur ne m’a reconnue au passage,
Et les gens que j’ai vus ont surpris mon visage
Sans s’arrêter, sourire et me tendre les mains.

Va plus loin, va-t’en ! qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place…

J’ai vu sauter dans l’herbe et rire au nez du vent
Des filles pleines d’aise et de force divine
Qui partaient, le soleil sur l’épaule, en avant,
L’air large des pays en fleurs dans la poitrine…

Ah ! pauvre corps frileux même sous le soleil
Qui sans te ranimer te surcharge et te blesse.
Toi qu’un insecte effraye, ô craintive faiblesse,
Honteuse d’être pâle et d’avoir tant sommeil.

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Ainsi qu’à la Saint-Jean les roses de jardin,
Fleurs doubles dont le cœur n’est plus qu’une corolle,
J’ai regardé fleurir autour de leur festin
Les reines, les beautés qu’on aime d’amour folle.

Las ! je t’ai vue aussi, toi, gauche laideron,
Mal faite, mal vêtue, âme que son corps gêne,
Herbe sans fleur que le vent sèche avec sa graine
Et que ne goûterait pas même un puceron…

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

De rien sachant tout faire, ici menant le fil,
Puis là, dessus, dessous, vite, vite, des fées,
Sous leurs doigts réguliers trouvent un point subtil,
Sans avoir l’air de rien, calmes et bien coiffées…

Toi qui pour ton travail uses le temps en vain,
Toi dont l’aiguille borgne, attentive à sa piste,
Pique trop haut, trop bas, choppe, accroche, résiste,
Prise aux pièges du fil tout le long du chemin,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres, fermes esprits, têtes pleines de mots,
Connaissent tout : les dieux, les pays, leur langage,
Les causes, les effets, les remèdes, les maux,
Les mondes et leurs lois, les temps et leur ouvrage…

Tête qui fuis, et tel un grès à filtrer l’eau.
Laisse les mots se perdre à travers ta cervelle,
Ignorante qui crois que la terre est nouvelle
Tous les matins, et tous les soirs le ciel nouveau,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres ont pris leur rêve au piège et l’ont tout vif
Enfermé malgré lui dans leur strophe sonore
D’airain vaste, d’or calme ou de cristal plaintif,
Et l’applaudissement des hommes les honore…

Mais toi ! Tes rêves, comme un vol de moucherons,
T’étourdissent, dansant autour de tes prunelles,
Et ta main d’écolier trop lente pour leurs ailes
Sans en saisir un seul s’égare dans leurs ronds.

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres, se retirant à l’ombre de leurs cils,
Patients, cherchent la vermine de leur âme
Et pèsent dans l’angoisse avec des poids subtils
Son ombre et sa clarté, sa froidure et sa flamme.

Mais toi qui cours à Dieu comme un petit enfant,
Sans réfléchir, toi qui n’as pas d’autre science
Que d’aimer, que d’aimer et d’avoir confiance
Et de te jeter toute en ses bras qu’Il te tend,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Sans beauté ni savoir, sans force ni vertu,
Être qui par hasard ne ressemble à personne,
Je sais bien qui je suis, l’amour ne m’est pas dû
Et ne pas le trouver n’a plus rien qui m’étonne.

Mais malgré moi j’ai mal… De l’hiver à l’hiver,
Je m’en vais et partout je me sens plus lointaine,
Seule, seule, et le cœur qu’en silence je traîne
Me semble un poids trop lourd, sombre, inutile, amer…

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Bah ! c’est au même lieu que les chemins divers
Aboutissent enfin, le mien comme les vôtres.
Bonne à rien que le sort conduisit de travers,
Je ferai mon squelette aussi bien que les autres.

Mais où me mettrez-vous, mon Dieu ?… Pas en enfer ;
Je n’eus pas dans le mal assez de savoir-faire.
Et pas au paradis : je n’ai rien pour vous plaire…
Hélas ! me direz-vous comme le monde hier :

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

N’aurai-je au dernier jour ni feu, ni lieu, ni toit
Où reposer enfin ma longue lassitude ?
Ou m’enfermerez-vous — hélas ! que j’aurai froid ! —
Dans une lune vide avec ma solitude ?…

Mais à quoi bon, Seigneur, chercher la fin de tout ?
Vous arrangerez bien ceci sans que j’y songe.
Je m’en vais, mon chemin dénudé se prolonge…
Vous êtes quelque part pour m’arrêter au bout.

Marie Noël, Les Chansons et les Heures, Gallimard, Paris 1995, p. 65

J. Sorman, Le témoin (roman)

Joy Sorman, Le témoin, Flammarion, Paris 2024

L’auteure a publié des explorations de recoins de la société, une unité de soins psychiatriques, une gare, une boucherie. Elle récidive, s’immergeant une journée par semaine pendant un an au Palais de Justice. Alors même que les audiences sont publiques, rendant visible l’action du peuple qui juge par le truchement de magistrats, peu de citoyens qui n’y ont été convoqués savent ce qui s’y passe et comment cela se passe.

Paradoxalement, cette action publique fait plutôt penser aux coulisses d’un théâtre et des espaces organisés comme une scène. Les lieux sont aussi des rôles, le parquet, le siège, la barre, le box des accusés, les avocats, les parties civiles, les greffiers, la police, le public. Il y a des costumes, ceux des magistrats qui donnent une impression de pouvoir, de distance et de neutralité, bien distincts des vêtements des prévenus ; il y a une langue technique qui bien souvent échappe aux coupables comme aux victimes : « ici plus qu’ailleurs, le mépris de classe s’exprime dans la langue, le pouvoir est du côté de ceux qui manient le verbe » ; il y a un déroulement ritualisé avec des actes, toujours dans le même ordre, identité du prévenu, résumé de l’affaire, etc.

De ses journées à observer les audiences, l’auteure rend compte de façon documentaire. La matière de son livre n’est guère fictionnelle et a l’objectivité des faits, d’un reportage. Aucun nom n’est donné pour ne pas porter atteinte à la protection de la vie personnelle. Pourtant, il ne s’agit pas d’un essai ou d’une étude sociologique, mais d’un roman. Si Bart est le seul personnage à avoir un nom, c’est d’abord pour des raisons romanesques.

Bart n’est cependant pas un personnage, ou le moins possible. Il est sans qualité, sans psychologie, sans désir, sans histoire. On sait peu à peu ce qu’il finit par penser de la justice en train de se rendre, de la possibilité de rendre la justice, de ce qu’est être coupable ou innocent, de l’intrication, honorée ou non par le personnel judiciaire, de la faute personnelle dans les circonstances sociales (couleur de peau, classes sociales, niveau et type de culture, maîtrise ou non du français, histoire familiale, etc.) Cela autorise une sorte de neutralité, comme l’œil d’une caméra, celle que l’on pense être celle du juge.

Or cette neutralité n’existe pas, pas plus pour Bart que pour les magistrats. Et cette torsion que rend possible la littérature dit le défi voire la folie douce qu’est l’acte de juger quelqu’un. Subrepticement, le verset évangélique se fait entendre mais… « quand Jésus dit ne jugez point, la foule dit ne soyez pas laxiste ».

Le texte paraîtra à charge contre les juges. Et il l’est. Mais ils sont eux-mêmes victimes de leur rôle, agis par leur rôle. L’enceinte de la salle d’audience n’est pas hermétique ; la politique et l’imaginaire social y entrent et influent sur les jugements. La justice dépend des moyens qui la financent, ou non, du manque de personnel, des circulaires ministérielles, du dispositif (comparution immédiate à l’extrême opposé de la cour d’assises, en termes de temps, de moyens, de possibilité de s’expliquer), des prévenus qu’arrête, ou non, la police, de la pression sociale : « Il est plus grave de laisser un coupable dehors que d’enfermer un innocent. »

En face, les justiciables censés être entendus dans leur individualité sont constamment re(con)duits à leur classe, à leur condition. Juger une personne c’est toujours aussi juger une société, et la fiction judiciaire qui ne fonctionne qu’à distinguer strictement les deux se prend dans le tapis de sa contradiction. Il y a un air de Foucault ou, pour le dire plus directement, on se demande pourquoi le travail de Foucault semble avoir si peu eu d’effet sur le processus judiciaire. « C’est parce qu’il ne croit plus en la responsabilité individuelle, parce que je est un leurre, et que moi est incertain – il lui préfère le nous, plus honnête, plus précis – que Bart a le sentiment que la culpabilité de cette femme dédouane tous les autres, le dédouane lui aussi, lui permet de s’extraire de la longue et complexe chaîne des causalités […] ; une femme paye pour nous, la réprouver est notre soulagement et notre acquittement. » Les experts sont toujours des psychiatres, jamais des sociologues. Pourquoi donc ?

Qu’est-ce que juger ? En quoi faire souffrir, priver de liberté, répare le dommage ? Là, c’est un air nietzschéen qui se fait entendre : « Comme si la souffrance administrée à l’accusé pouvait être mise en rapport avec la souffrance vécue par les victimes, comme s’il existait une économie de la souffrance et des punitions et que l’administration d’une douleur en compenserait une autre. » En quoi la punition n’est-elle pas vengeance ? Comment faire pour qu’il n’en paraisse rien ? « On assigne à la répression d’autres objectifs, on lui attribue des propriétés bénéfiques, on détourne l’attention, on évoque la rééducation le redressement, la guérison, et châtier n’est plus seulement cette tâche ingrate, peu glorieuse, châtier deviendrait presque aimer, car qui aime bien châtie bien. »

Qu’est-ce que juger si les lois (contre le terrorisme) permettent de condamner sur ce que le prévenu aurait pu commettre et non seulement sur les actes effectivement commis ? Que faire avec ou pour les multirécidivistes qui ne semblent pas comprendre les avertissements des premières peines quasi systématiquement assorties de sursis ? « La prison n’est pas seulement un lieu de privation de liberté […] mais un lieu d’amenuisement des corps », de désocialisation, de disparition sociale.

Les assises échappent peut-être seules au verdict sévère de l’auteure, de son observation ; « si punir n’est pas glorieux, si la justice ne répare rien, parler et écouter, le minimum requis dans cette enceinte, peuvent être avantageux, estimables. »

« Bart était venu au palais voir si la justice était juste, et elle l’était rarement. » N’est-elle pas une comédie dès lors que la société qui la rend est inégalitaire, cadre de discriminations ? Comment peut-elle continuer à énoncer que nul n’est censé ignorer la loi, alors que celle-ci est toujours plus complexe et spécialisée, ? Bart est pris par « un sentiment non pas de pitié pour cet homme perdu et violent, mais d’injustice, celle évidente et implacable de la vie, sa condition inégalitaire, cette injustice de la naissance que la justice ne corrige jamais, ne compense pas, mais plutôt accuse, aux deux sens du terme ». Il semble que devant tant d’arbitraire qui finit par prendre l’allure de l’absurde, sous les atours de l’institution juste, il ne reste que la prière ! « Alors Bart prie en silence pour la relaxe. » Les condamnés s’en remettent si souvent à une autre justice, la justice… enfin.

Le poète noir (K. James)

Je noircis des feuilles blanches à l’encre d’ébène
A l’encre de mes peines
Je m’époumone dans la fureur du vent
Mes mots s’envolent comme des nuages mouvants
On me tue chaque jour dans la langue de Molière
Je rends chaque coup dans la langue de Césaire
Poète noir, je chante ma solitude
J’habille des espoirs que l’aube dénude

Je m’inspire de feuilles mortes aux couleurs d’automne
Ma poésie naît où l’été s’endort quand l’hiver chantonne
Puisqu’écrire c’est oser, j’ose sans demi-mesure
J’ai des souvenirs pourpres à en faire rougir l’azur
Mais je viens des tours de ciment, à perte de vie
Cimetière d’illusions où se terrent les envies
Quand les lendemains ne font même plus de promesses
Mourir à vingt ans peut te sembler romanesque
A traîner le jour, j’ai vu naître la nuit
On a longtemps cru que vivre, c’était tuer l’ennui
L’égalité, j’ai cru la voir en silhouette
Ce soir où la pauvreté pointait un flingue sur ma tête

Je noircis des feuilles blanches à l’encre d’ébène
A l’encre de mes peines
Je m’époumone dans la fureur du vent
Mes mots s’envolent comme des nuages mouvants
On me tue chaque jour dans la langue de Molière
Je rends chaque coup dans la langue de Césaire
Poète noir, je chante ma solitude
J’habille des espoirs que l’aube dénude

Jugé sur mon teint
J’écris à l’instinct
J’ouvre les bras du monde
Mais seule la peine m’étreint
A leurs sourires forcés
Je ne serai jamais français
Ici les fils de colons ont peur d’être « grands-remplacés »
Au soleil levant s’éteindront mes jours
Ils la feront sans moi la guerre civile d’Eric Zemmour
Peur des différences ou panique sanitaire
Les moutons masqués trouvent la dictature salutaire
Je mène une vie de poème, je m’émancipe en lettres
Je n’attends pas qu’on m’aime, j’exige qu’on me respecte
A chaque instant je meurs je ne suis pas grand-chose
Peut-on rendre le monde meilleur en semant des pétales de proses ?

Kery James, Le poète noir, 2022
Actes-Sud, Arles 2022, pp. 81-82

Le clip

M. Amoudi, Les conditions idéales (roman)

Mokhtar Amoudi, Les conditions idéales, Gallimard, Paris 2023

Le Prix Goncourt des détenus 2023 a jeté encore un peu plus de lumière sur le roman de Mokhtar Amoudi, récit d’une adolescence en cité. Le décor est planté dès les premières lignes, une vie comprise par celui qui n’est encore qu’enfant : « Le cauchemar, il veut me tuer ! » « J’aime pas vivre, j’ai voulu casser ma tête. » « Je m’étais persuadé ; j’étais mauvais et inutile à tous puisqu’en temps de paix, on n’abandonne pas son enfant. On m’avait maudit à la naissance. / Je vivais une aventure étrange, celle de l’ASE, l’Aide sociale à l’enfance. »

A la toute fin, comme on écho, au moment de quitter l’enfance, on lit : « Partir c’est difficile, c’est mourir qui est simple. » Tout le texte est parsemé de formules bien frappées et contrintuitives, à l’encontre du moins des évidences, quand on ne sait pas déjà ce dont demain sera fait. « On ne naît qu’une fois, après, c’est trop tard. » On a plaisir à lire et du mal à lâcher les personnages, ne serait-ce que quelques instants.

Le récit est un peu à la façon de Kertesz ou de Match Point de W. Allen, comme si l’on ne savait pas, comme si les conséquences du choix ou du hasard de l’instant étaient inconnues, insoupçonnées. Dire oui ou non peut créer les conditions idéales. Idéales selon quel point de vue : celui d’une carrière de délinquant ou d’une sortie de la délinquance, celui de l’espoir qui rachète la vie cassée d’une mère ou justifie le travail d’une assistante sociale, celui d’une voie originale et propre que pourrait enfin choisir le jeune adulte. [Le personnage principal] « raconte de tout petits éléments qui change sa direction. Ça tient à pas grand-chose. Il n’y a pas de point de bascule, il n’y a pas de choix. Il ne choisit pas la mauvaise voie ou au contraire la bonne ; pour autant, il n’est pas victime d’un système, il est responsable de ce qu’il vit. » (A. Leiris) On n’est pas dans la leçon de morale, dans le jugement mais dans une volonté de nommer les choses ne serait-ce que pour se les approprier et essayer de comprendre. De ce point de vue, on pourrait parler d’un récit initiatique, apprentissage de la vie.

Qui aimer, comment aimer, à qui se fier, qui suivre, dans les pas de qui marcher ? Ce sont les questions que l’on entend derrière les barreaux, lorsqu’une incarcération met un coup d’arrêt, provisoire ou définitif, au cycle des infractions des jeunes détenus. Est-il possible de ne pas replonger ? Comment échapper à la maladie psychiatrique qui concerne tant de personnes marquées comme au fer par un traumatisme quasi héréditaire, frères, mères, enfants de l’ASE, etc. ? Est-il possible de choisir une autre vie, lorsque la vie des cités est tout de la vie, et tout autant lorsque la vie des quartiers plus favorisés socialement peut être mortelle, tellement, comédie sociale. Quelques pages décrivent ces autres milieux avec une espièglerie jubilatoire.

Il n’y a peut-être que les toutes dernières pages qui soient ratées. Pas sûr qu’on ait besoin de refermer tous les chapitres, de prendre des nouvelles de tous ceux que le texte a fait rencontrer, que l’on a aimés ou à peine remarqués, ignorés. En rester à Marx, discrètement sollicité, aurait fait une bonne conclusion.

Autant qu’on puisse en juger, rien n’est forcé, caricature ou poncif. L’Islam et Fouad l’Imam, sa bonté, la superstition et la désaffection de la foi, pénètrent l’ordinaire des jours autant qu’ils restent en définitive marginaux. Dieu n’est-il le nom que d’un impossible désiré ? Sa miséricorde qui lui donne un de ses noms peut-elle être sans cesse contredite dans les faits autant que dans les discours ? La vertu d’une religion ne réside-t-elle qu’en ce qu’elle permet d’échapper au pire, Dieu n’aime pas les jeux d’argent, la vengeance, et tant d’autres choses dont les interdits pourraient à courte échéance nous garder ?

Quelques questions qui rejoignent celles que le roman pose plus explicitement, y compris dans un effet miroir. « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, chez vous ? » Qu’est-ce qu’un bon roman, un « choc littéraire » ? Le lecteur ne peut guère se dérober.

R. Franc, Je vais bien (roman)

Régis FRANC, Je vais bien, Les Presses de la cité, Paris 2023

Ils sont nombreux ceux dont la vie, sans être horrible, ne permet pas de trouver le bonheur. Ce n’est juste « pas terrible », à tous les sens du terme, a priori banal. Est-ce de leur faute, comme s’ils avaient refusé de se faire jardinier de joie ? « Dire par le menu ce que furent leur vie, autrement qu’en mots convenus. Incapables d’explorer le détail, qui toujours est ce rien sans importance qui dit plus et mieux. Comme si leur vie, leurs jours ne valaient pas grand-chose et qu’il en soit ainsi pour les siècles. […] Je ne me sens aucun talent pour inventer […]. On n’entre pas dans la chambre des parents. »

Rupture de la transmission dans un monde ouvrier, ou plutôt du petit artisanat d’une ruralité sans richesses, mort de la mère alors que les enfants sont encore petits, incapacité des adultes à se mettre à hauteur d’enfants pour entendre, comprendre. Les profs comme les parents préfèrent crier, menacer voire frapper que se creuser la tête. Et l’enfant fait ce qu’ils font, ne pas se creuser la tête, quand bien même tout de la vie lui pose question, lui creuse la tête.

Cela pourrait faire une histoire de plus sur la faillite des familles, dont il est vrai, on ne sait pas bien ce qu’elles auraient dû ou pu faire de plus ou de mieux. Mais surtout, vient un temps où s’impose la suspension du jugement – qui sommes-nous pour juger ? ‑, pourquoi d’ailleurs faudrait-il juger ?

L’interdit de juger – et tu ne seras pas juger – s’oppose à un atavisme trop humain, réclame un effort pour être à hauteur… d’aïeux. Le recul cynique de l’auteur pourrait être le moyen de respecter l’interdit, meilleure façon de ne pas prendre les promesses non tenues de la vie en pleine figure et bricoler à son tour une existence si semblable dans ses différences mêmes, vie recommencée, un métier, des enfants. « Cette sensation d’avoir atterri nulle part et de n’être attendu par personne. [… Il] « aura de la chance » prédit la sage-femme. J’aime à le croire. »

Le cynisme n’empêche pas d’aimer ni de respecter. Au contraire, il permet de ne pas se faire une montagne des incompréhensions de sorte qu’il ne peut s’agir d’en vouloir à qui que ce soit et d’inventer la paix, d’aller et venir dans la paix. « Je vais bien », en définitive.

P. Pascot, La prochaine fois que tu mordras la poussière

Panayotis Pascot, La prochaine fois que tu mordras la poussière, Stock, Paris 2023

Un premier texte qui se vend à plus de 100 000 exemplaires, voilà qui a de quoi intriguer. Ils ne sont pas nombreux les écrivains confirmés à atteindre de tels chiffres. Faut-il attribuer cela aux réseaux sociaux où l’auteur serait connu ? On trouve des critiques aussi positives que négatives du roman autobiographique, qui reprennent toutes les mêmes questions et affirmations, recopiant une campagne de communication, bien plus indigente que l’ouvrage.

On a reproché à l’auteur son écriture, la superficialité de son récit, son manque de construction. Certes, l’adverbe de négation, quasi systématiquement absent, est incorrect, mais nulle part, cela n’a été relevé. L’auteur lui-même parle du passage au monde adulte et ainsi d’une sorte de roman d’initiation. Pas sûr que ce soit le cœur du récit. On explique la dépression par les deux autres thèmes centraux, le rapport au père et l’homosexualité ; voilà qui fait plus que cliché alors même qu’il n’est pas certain que le lien de causalité se trouvent dans ces pages.

Ce qui particulièrement touche juste, c’est le récit de la dépression. Un jeune adulte au bord du gouffre, banalement, sans plus de raison que cela. La vacuité de la dépression, lorsqu’il ne parvient plus à s’estimer parce qu’il ne sait pas faire avec la sollicitude des autres, celle de son frère notamment. Leur bonté à son égard peut être reconnue, et pourtant, cela ne suffit pas à ce qu’il la croie ; il ne parvient pas à en vivre. Savoir est une chose, croire en est une autre !

N’être « qu’un merde », comme « un insecte écrasé depuis trois ans sur mon pare-brise ». « Je me fais très souvent chier. A part dans le travail, la création. Tout le reste m’ennuie. Les discussions, faire de nouvelles connaissance, les amis de mes amis, parfois mes amis, les petites règles de la vie qui font qu’on est obligé de respecter des codes précis pour évoluer dans d’autres cercles. » « Jours qui, depuis trois semaines, ne faisaient qu’un seul gros bloc grisâtre, rempli d’hiver et de frayeur. J’avais la même pensée terrifiante du moment où j’ouvrais les yeux à celui où je les fermais. Dès que la journée laissait place à la nuit, ça empirait, je suintais de crainte. […] Quand il m’a annoncé cette dépression, je ne l’ai pas cru, malgré le fait qu’il ait quarante ans de pratique, mais ça m’a soulagé. » « Mon corps a fini par lâcher, une grippe, et juste avant qu’elle se déclare, je me suis retrouvé allongé par terre dans un parking, une clope au bec, la cendre tombant sur mes larmes, mes larmes glissant dans mes oreilles, mes oreilles sur bitume froid, et le froid me remplissant d’un bloc, ténu. »

Ce n’est sans doute pas le meilleur texte de la rentrée littéraire, mais l’on comprend que le mécanisme de la fiction permettre à bien des lecteurs de nommer leur propre moment dans les relations, le travail, la famille, la société.