E. De Luca, Le plus et le moins

Erri De Luca, Le plus et le moins, Gallimard, Paris 2016

Texte qui date de 2015, Le plus et le moins n’est pas d’un abord facile. Du moins le temps des premières pages. On ne sait pas à quoi l’on a affaire, des petits chapitres de quelques pages qui présentent des sensations plus que des anecdotes. On comprend peu à peu qu’il s’agit de souvenirs, comme des pages détachées d’une éphéméride, rassemblés, sans lien entre eux, si ce n’est qu’ils finissent par dessiner le monde de l’auteur, sa manière de vivre le monde.

La beauté de la prose, la force des images, le surréalisme qui transmue le réel tiennent le lecteur en suspens plus qu’une narration. « J’ai touché l’immense en peu d’espace, l’épuisement du corps et l’énergie absorbée par un fruit cru de mer. J’étais une chose de la nature exposée à la saison. Je donnais le nom de l’île à cette liberté. »

C’est le fils accompagnant sa mère âgée renouveler ce qu’elle sait être sa dernière carte d’identité. Il est incapable de dire quoi que ce soit quand elle dit sa fin, sa mort mais prend le plus grand soin du corps qui peine dans l’escalier du bureau de l’Etat civil. « A présent, elle fait aussi partie de l’histoire. Dans ma cuisine, le soir, assis à notre table déserte, je mâche mon dîner les yeux dans mon assiette et j’avale les manques dont je suis composé. »

C’est la littérature, la lecture. « Les livres ne redoublent pas l’épaisseur des murs, ils l’annulent au contraire. A travers les pages, on voit dehors. »

C’est la force de la révolte, celle qui refuse l’injustice et le mépris. C’est l’anarchie comme dénonciation de tous les pouvoirs. « « Vos fils et vos filles sont au-delà de vos ordres » : ce n’était pas un cri, c’était un crachat sur les pieds des hiérarchies, un graillon contre l’arbre de la transmission de pouvoir et de soumission d’une génération à l’autre. » « Là où la guerre est la loi, les actes de la paix sont clandestins, des actes de bandits. » Tous ceux qui aident les migrants le savent alors que le ministre vend le pays au diable de la haine des ignorés.

C’est la rencontre amoureuse qui troue l’absence, interdit la suffisance retirée du vieux garçon. « La femme était un bout de soir de fin de décembre, entrée par la porte en même temps que le vent. […] Elle a ri entre mes bras, le sursaut le plus beau qu’un homme puisse contenir. »

Les moments ainsi juxtaposés n’ont plus grand-chose d’autobiographique ; ils ne sont plus rien de circonstanciel ni d’individuel. Ou plutôt, leur singularité donne au texte une forme d’universalité, rien d’abstrait, mais ce qu’effectivement ceux de l’humanité ont en partage, voudraient avoir à se raconter, tant comme ce qu’ils savent que ce qu’ils ont besoin d’apprendre.

On termine la lecture, comme si c’était un art de la simplicité que la vie, et que c’est tellement difficile la simplicité. Non le simplisme, les p’tites jolies choses, la première gorgée de bière, etc. mais le rire aux éclats de l’enfant nietzschéen. Lecteur des Ecritures, Erri De Luca est si souvent le commentateur de la pauvreté de cœur évangélique, une porte étroite, un joug qu’il faut du temps à découvrir léger, la vie en abondance dans la frugalité. Du journal d’un aveugle, réécriture d’une guérison par Jésus, passe comme l’évangile du miracle à la croix. « Hélas, homme, tu as ouvert les yeux à tant d’entre nous et personne ne pourra fermer les tiens quand tu les ouvriras tout grands et aveugles sur l’échafaud des Romains. Ils le suspendirent à la poutre les bras écartés. Je suis resté jusqu’à son dernier souffle. « Dans ta main, confie mon vent », cria-t-il en citant les vers du psaume de David. Soudain, il fit nuit en plein jour, un goudron d’obscurité sur Jérusalem. Seuls, nous autres les aveugles, trouvâmes le chemin du retour sans obstacle. »

C. Djavann, Et ces êtres sans pénis ! (roman)

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C. Djavann, Et ces êtres sans pénis !, Grasset, Paris 2021

On ne sait, à part le dernier chapitre, ce qui relève de la fiction ou de la réalité, dans le roman de Chahdortt Djavann. C’est que la réalité peut-être plus mortelle que la pire des fictions et que la fiction, même improbable, laisse entendre que l’humanité, les femmes d’abord, ne sont pas faites pour subir les pires violences, renverse les évidences idéologiques ou factuelles. Le texte ne manque pas d’humour, grinçant ; le surgissement dans la fiction de l’auteure est vraiment original. « La littérature, la fiction, n’est rien d’autre qu’une revanche imaginaire sur la réalité. » Lorsqu’il n’est pas possible de changer le monde, lorsqu’il faut trouver des stratégies pour vivre, encore.

Le cadre est celui du régime islamiste iranien, et particulièrement la violence qu’il réserve à « ces être sans pénis ». Une haine du régime est nourrie par la mise en intrigue de faits divers ; Négar et Leili, Sara, une deuxième épouse ‑ sans nom ‑, assassinée par son mari, leurs histoires sont celles, aussi incompréhensibles qu’incontestables, d’une société qui n’existe qu’à opprimer jusqu’à la majorité de sa population. Comment cela est-il possible ? Pourquoi cela est-il possible ? A quoi cela sert-il ? Quel intérêt peuvent bien y trouver les mâles ? Vivre d’être plus forts, vivre d’opprimer. C’est tellement outrancier que l’on en oublierait qu’il n’y a pas qu’en Iran que l’égalité de dignité des hommes et des femmes n’est pas la norme.

Ce qui rend la religion détestable, plus que son dogme ou ses rites, c’est l’usage de la force, la violence institutionnelle qui détruit et opprime les personnes aussi bien que l’art de vivre et la culture. Une religion peut-elle paraître un tant soit peu porteuse de vérité et d’avenir tant qu’elle assène par la force ce qu’elle estime nécessaire ? A croire qu’elle ne pourrait prendre sens que par ce qu’elle suscite de réaction, de rejet, d’aspiration à la liberté et à la vie, en les empêchant. La religion des mollahs et des ayatollahs nourrit une pensée des Lumières sans cesse réinventée.

On sera peut-être moins séduit par l’aspect idyllique ou paradisiaque de la société alternative. Peut-être est-ce mieux que cette dernière demeure impossible, farfelue même, pour que l’on ne se prenne pas à rêver du grand soir ou du paradis sur terre. On sait combien les messianismes et autres utopies ont généré de catastrophes. Que seulement l’on trouve dans la fiction la force de dénoncer l’horreur et la ressource de vivre, avec les moyens du bord, une humanité… humaine.

L. Murat, Proust roman familial

Robert Laffont, Paris 2023 (Prix Médicis essai)

Le moindre des intérêts de Proust, roman familial, n’est certes pas de donner une impétueuse envie de lire ou relire La Recherche. A travers l’histoire, évidemment re-composée, ou tout simplement écrite, composée, de sa propre expérience, Laure Murat met en évidence l’efficace, l’efficience de la littérature.

S’il s’agissait d’autobiographie, de témoignage, cela pourrait être intéressant, tout comme si était présentée une étude universitaire. Bien que l’érudition se devine sans jamais se montrer, le texte ne relève pas de la critique littéraire non plus. On pourrait davantage parler d’un essai de sociologie, ce que fait la lecture, et tout particulièrement, celle de Proust, en éclairant, montrant, décodant le monde, en émouvant et mouvant le lecteur.

La Recherche décrit et déconstruit le monde, et d’abord celui dont l’autrice est issue. Pas plus que l’intérêt de Proust résiderait dans la proximité du beau-monde, le texte de Laure Murat ne concerne et ne vaudrait que pour celui-ci. Aussi séparée qu’elle se veuille, la mise en scène de l’aristocratie dans La Recherche, permet, ne serait-ce que par ricochet ou par effet miroir, d’éclairer les, des, fonctionnements largement partagés de la vie en société.

Le cadre hypernormé de l’aristocratie est démonté par Proust, liens qui figent, arraisonnent, desserrés voire défaits. C’est le royaume de l’apparence, du paraître, où il convient – ce sont bien des convenances – d’évoluer dans la société de façon policées au point de ne jamais exprimer l’âpreté ou la jubilation, l’ennui ou l’indifférence de l’existence. « L’aristocratie, royaume du signifiant pur et de la performance sans objet, est un monde de formes vides. »

Toute littérature digne de ce nom propose d’essayer des mondes, de « percer de nouvelles perspectives » et celle de Proust permet d’exister dans une forme d’alternative au monde hiérarchique et traditionnel, celui de la transmission de l’identité que l’on croit immuable et qui est cultivée, protégé comme un patrimoine ou un monument historique, à vouloir être sans cesse répétée.

Le passage à une autre manière de vivre est libération et rupture, violente, sans retour, comme un impératif catégorique : « Choisis la vie ! ». Dans la Recherche, l’homosexualité est refoulée ou du moins clandestine, alors même que le roman la fait venir au grand jour. Ce que Proust en dit comme devant être cachée constitue une sorte de Pride. C’est un des aspects parmi d’autres de la vie de l’autrice qui trouve dans la lecture de Proust une porte de sortie (du placard). Terreur que la réaction de sa mère : « tu es une fille perdue », une prostituée, une fille que je perds, qui est morte, une fille condamnée…

Ce qui se joue dans la lecture de la Recherche est ainsi une série d’expériences de libération, et ce n’est pas sans raison que l’on pourra parler d’expérience de salut. Il n’y a pas à attendre les Lumières et la Révolution pour parler de liberté comme but, et non comme moyen ou condition seulement. « C’est pour notre liberté que le Christ nous a libérés », écrit curieusement mais sensément Paul. Le grec de Galates 5, 1 ne fait pas problème, mais les traducteurs sont à ce point décontenancés par ce qui leur paraît un pléonasme, qu’ils inventent des contorsions qui n’ont pas lieu d’être et enchaînent là où tout dit la liberté.

Le dernier chapitre de Laure Murat parle de salut ‑ non religieux ou théologique : vie humaine, libérée autant que possible, ce qui rend la vie vivante. Il existe, on le sait des vies de moribonds, et même des moribonds volontaires, de moribonds qui agencent le monde en mort, des vies mortifères. Le portrait peu amène que trace plusieurs pages de la mère de l’autrice, en fournit un exemple éloquent. Et ce qui ouvre la possibilité d’un vent de liberté est une forme de quête, où non seulement l’on se reconnaît indigent, manquant, mais où l’on éprouve que, plus l’on (Re)cherche, plus s’excite le désir, plus ce qui est désiré se dérobe, manque, ou plutôt, plus ce que l’on en attrape ou retient n’est pas cet objet. Ainsi l’attente du baiser du soir qui ouvre le roman de Proust. La Recherche se nourrit du manque.

Dans un univers sans foi, ces mots et cette expérience ont la même forme que ce dont témoignent les mystiques en face d’un christianisme qui, à bien des égards, fonctionne lui aussi comme la transmission d’une tradition muséographique ou identitaire et non vivante, une apparence normée et des règles de convenance qui font croire que tout n’est qu’amour, joie et paix, et dissimulent tant de bassesses et d’esclavages.

Denis Dercourt, Evreux (roman)

Denoël, Paris 2023

Est-il possible de raconter une histoire, la vie d’un homme, depuis ses parents jusqu’à ses enfants ? Quelles relations de cause à effet entre les choix d’un père ou d’un grand-père sur la vie de leurs descendants ? Comment ne pas succomber à une psychologie de pacotille ?

Le livre de Denis Dercourt est constitué d’autant de chapitres que d’années. On ne sait pas vraiment ce que vivent les personnages, ce qu’ils ressentent. Pas d’introspection. Pour la plupart, on ne saura d’eux que quelques moments, ceux qu’ils ont en commun avec le protagoniste. Le récit se présente comme un relevé factuel, froid, des actions des uns et des autres. Au lecteur de se « débrouiller » avec ce qui paraît autant de faits divers dans les journaux. Léon lit aussi, dans une langue qu’il ne connaît quasi pas, ce type de comptes rendus. Que sont les vies des uns et des autres, prises comme ce qu’en saurait un détective privé ? Assurément des occasions de condamner, de dénoncer, de faire chanter, morceaux d’un puzzle qu’il ne semble pas utile de finir pour en savoir plus que nécessaire.

Pourtant, on s’attache aux nombreux personnages du roman. Pourquoi ? Parce que seulement on continue, adultes, à aimer que l’on nous raconte des histoires ? Parce que plus que ces histoires, nos vies, sont interrogées, tout spécialement selon l’axe du bien et du mal ? Parce que nous savons, même sans jamais le dire, que toute vie à travers une biographie de fait divers, est bien davantage, est estimable, digne, du moins souvent. Qu’est-ce que bien faire, ou mal, lorsqu’il s’agit de vivre, de survivre, de trouver les moyens d’une revanche sur un passé qui nous échoie et que nous marque comme au fer et nous blesse irrémédiablement ou nous construit dans une capacité toujours renaissante à vouloir la vie : l’absence d’un père, sa trahison, la fidélité des mères, l’incapacité des uns à se tenir à une parole, la fidélité des autres à la leur, quoi qu’il en coûte.

Des aventures cabossées n’empêchent pas la bonté, des vies rangées n’évitent pas le désastre, maladies ou méchanceté, crimes, vengeances, ou incapacité d’assumer ses actes. N’importent pas à l’auteur les destins de chacun, mais ce que les rencontres donnent d’occasion de faire du bien ou du mal, y compris de faire du bien comme renvoi d’ascenseur. Faudrait-il croire que la vie est affaire de mérites et de rétribution du mérite ? Pourquoi certains semblent semer toujours la bonté quand d’autres paraissent tout faire en vue de leur intérêt, quitte à dépouiller ou détruire l’autre ? Pourquoi l’habitué au mal tient-il cependant des limites et met son honneur à ne pas spolier n’importe qui ?

Il n’y a pas de justice immanente. Tout est bien qui finit bien est un mensonge, celui des romans notamment, d’où le danger pour l’écrivain. Le livre de Job, lu au détour d’un chapitre, raconte depuis longtemps le non-sens de l’existence. Pourquoi nous mettre sous les yeux ces questions de toujours ? Pour nous obliger à suspendre notre jugement ? Pour interdire toute théorie ? Demeurer éveiller, ce pourrait être une manière de dénoncer le mal, sans même ouvrir la bouche, juste pour l’avoir vu. Ce pourrait aussi être une manière de compatir, juste d’être témoin. Ce pourrait enfin être une manière de faire le bien, juste en en rendant compte.

Evreux se lit facilement et agréablement. La froideur de faits divers ne parvient pas à refroidir l’attachement que l’on porte aux personnages, y compris les salauds. On finit par les aimer, au moins leur être attaché. Tour de force. Quant à la justice du ciel, d’après le pasteur qui enterre Léon, elle fait que même les salauds prennent part au banquet des noces. Décidément, sale temps pour la rétribution et le mérite !

Atiq Rahimi, Mehstî, chair des mots

passages d’un monde à l’autre, il ouvre à l’humain.

Chair des mots. Est-ce un oxymore. Le flatus vocis, le souffle de la voix est chair, c’est-à-dire aussi érotisme. Il n’y a pas ce chair sans désir, ou plutôt, les mots transforment la chair en désir.

Comme un écho, que le texte de Atiq Rahimi ignore : Kai o logos sarx egeneto, Et le mot est devenu chair.

Une poétesse persane dont la biographie est incertaine, au XIIe siècle, laisse quelques quatrains, que l’auteur lit, présente, met en intrigue dans un dialogue avec elle, Mehstî. Il passe par-dessus les siècles comme par-dessus les obstacles, l’impossibilité de la traduction. Ce n’est pas sans risque, y compris de récupération idéologique. Mais sans les passeurs de mots, sans les dialogues par-delà les âges et les cultures, c’est tout ce dont notre mémoire serait ignorante dont nous ne pourrions nous nourrir, réduits à un passé fait seulement d’un attachement infantile et affectif à notre mère. Les intégrismes ne savent rien de l’histoire et canonise comme passé ce qu’ils imaginent être la religion de toujours, celles de leurs pères les plus immédiats.

La poétesse qui parle et chante si crûment ne peut qu’apparaître comme une résistante à la phallocratie. La parole, la poésie est politique ; la chair, celle de la femme, ses cheveux qu’il faudrait dissimuler est politique. Aujourd’hui, en Iran, après le meurtre de Masha Amini, elles crient et chantent et espèrent à moins d’être tuées : Femme, Vie, Liberté ! « En détachant ton corps et ta poésie de toute métaphore, tu ne t’attaches qu’aux mots nus de la vérité. Mais cela ne t’empêche pas de jouer avec les expressions ambivalentes. »

« Un soufi, dans le silence de sa méditation, eut soudain la vision d’une femme se livrant aux jeux de l’amour dans une maison de passe. / Seigneur, soupire le soufi, de grâce, donne-moi cette femme ! / Non, fit la Voix, pourquoi n’as-tu pas prié que je te donne, toi, à elle ? »

Le sexe est subversif. Même le plus rigoureux des ascètes n’y peut rien. Pas étonnant que les religions s’en méfient. Ce n’est pas une question de genres, tous sont renversés ; les hommes ont besoin des femmes, c’est leur force jusqu’à la subversion ; (Le sultan aime son bel échanson ; c’est aussi la force subversive de l’homosexualité.) Le sexe et le désir, les mots de la poésie, hier et aujourd’hui, sont politiques. On comprend que l’homme oublie si vite qui s’endort pour ne pas rester pris dans les rets de l’amour, de la dépendance. Cachez ces cheveux que je ne saurais voir : refus de la confrontation au secret que nous sommes.

Les religions se méfient du sexe, les mots crus, nus. C’est qu’il est, comme l’ivresse du vin, une dénonciation de l’hypocrisie. Un cheikh dit à une débauchée : « Tu es ivre / Et à chaque instant tu te donnes à quelqu’un » / Elle lui répond : « Je suis ce que tu dis, certes / Mais toi, es-tu ce que tu parais »

Subversif ou salut de la foi, contrairement à ce que l’on pourrait penser. L’amour, l’aimance, y compris légère, y compris adultère ou prostituée, l’aimance comme religion, non pour faire de la vibration des corps un dieu, mais parce que Dieu serait amour. Ce n’est pas dit pas Atiq Rahimi. C’est une autre histoire, pas si différente cependant de celle de Mehstî, celle du Cantique des Cantiques.

V. Delecroix, Naufrage (roman)

V. Delecroix, Naufrage, Gallimard, Paris 2023

Vincent Delecroix est connu comme philosophe. Il a notamment travaillé la philosophie de la religion et Kierkegaard. Il a aussi publié quelques romans et essais ; son dialogue avec Philippe Forest, Le deuil. Entre le chagrin et le néant propose une réflexion tout à fait originale sur le refus de l’injonction à faire son deuil.

Est sorti en août dernier chez Gallimard un nouveau roman, Naufrage, dont le point de départ est un fait réel ; une embarcation de fortune chargée de vingt-neuf migrants sombre dans la Manche en novembre 2021. Une enquête est ouverte pour non-assistance à personnes en danger à l’encontre d’une militaire du Centre de surveillance et de secours. L’enregistrement des conversations avec le jeune qui appelle à l’aide conserve quelques phrases plus glaçantes que l’eau mortelle : « Tu n’entends pas. Tu ne seras pas sauvé. » et peu avant « Je ne vous ai pas demandé de partir en mer. »

On aurait pu craindre un texte de la bonne conscience, une sorte de leçon de morale, celle que la gendarme instructrice voudrait imposer au cours de l’enquête. Mais la fiction mène ailleurs, dans un long monologue de la militaire incriminée qui essaie de comprendre ce qu’elle a dit et sa responsabilité. Au trois quarts du récit, une pause dans ce dialogue avec elle-même fait effraction, racontant la tentative de traversée jusqu’à la noyade.

Le fait divers disparaît au profit d’une sorte de méditation, au sens de Descartes, une recherche de la vérité, du sens de ce que nous vivons, de ce qui est vraiment. Deux questions s’entremêlent et nous laissent, comme les dialogues de Platon, sans réponse, mais moins coupablement naïfs, moins ignorants de nous-mêmes : la question du mal et de la responsabilité, personnelle ou collective, politique et sociale, la question du salut puisque « tu ne seras pas sauvé ».

Le salut est-il possible et que signifie-t-il ? De la salutation (« Salut ! ») au secours reçu, on pourra lire une parabole d’une délivrance du mal et de la mort, ici et maintenant, l’exigence d’une justice qui viendrait enfin reconnaître tous ceux que leurs semblables ne peuvent pas, ne veulent pas voir. C’est aussi la militaire incriminée qui cherche à savoir ce qu’est sa vie, la valeur de sa vie, le salut pour elle aussi. L’auteur ne dit rien d’une dimension théologale du salut, même si perce ici où là un cri, venu du fond des âges et des tripes, vers un dieu qui pourrait sauver.

Eric Chacour, ce que je sais de toi (roman)

E. Chacour, Ce que je sais de toi, Philippe Rey, Paris 2023 (Prix Femina des lycéens)

On ne dit que du bien du roman d’Eric Chacour. Inutile de répéter ce que d’autres ont déjà rédigé. Au fur et à mesure que les pages se tournaient, je prenais peur. Cela allait se finir. Je voulais rester avec l’histoire, les personnages, l’auteur.

Beaucoup de douceur dans un monde de bruts, celui des préjugés et des évidences. La haine qui tue, comme s’il n’y avait pas déjà assez de la maladie ! La machination abjecte pour ne surtout pas remettre en cause ce que l’on pense, jusqu’à renier les siens. La certitude implacable d’être dans son bon-droit, puissance mortelle du dogmatisme. Ce n’est pas l’extrémisme d’une quelconque radicalité, seulement la banalité du mal sous couvert de défendre les valeurs. Violences d’abandons ou de trahisons. Mais pas un mot plus haut que l’autre, les conventions d’une culture majoritaire ou d’une microsociété en train de disparaître. Sauver la face, les apparences quitte à mourir et à tuer.

Le manque, l’absence, tiennent en haleine et font traverser les années et les océans à un ado, entre ces quatorze et dix-sept ans. Mais de celui qui occupe toutes ces pages, finalement, on ne saura pas grand-chose. Qu’a-t-il éprouvé à se découvrir un fils ? Que se sont-ils dit ? Se sont-ils aimés comme un père et son fils ?

Ne pas raconter est mensonge, dissimulation. C’est aussi la pudeur avec laquelle l’auteur considère ses personnages, une délicatesse dont ils ne ressortent que plus vivants, où se cache, cette fois, non le non-dit, mais la délicatesse. Le lecteur est ménagé par une narration qui ne se révèle explosive qu’une fois le livre reposé. Trop tard, le mal est fait, impossible de revenir en arrière. Abandonné par l’auteur, le lecteur a été mené à une forme d’expérimentation de l’abandon dont le récit vient de s’achever.

Librairie Passages, Lyon 07 02 2024

Michèle Rakotoson, Ambatomanga, le silence et la douleur (roman)

Ambatomanga – Le silence et la douleur     Atelier des nomades, 2022

Le cadre est celui de la guerre coloniale française à Madagascar en 1895. Mais le récit est celui de la guerre où qu’elle se déroule, non pas les batailles, (pas une n’est racontée, si ce n’est en quelques lignes, comme un souvenir furtif), que l’horreur du renversement de la paix qui affame, détruit et tue même loin des coups de feu. L’histoire est racontée depuis deux lieux d’observations, deux personnes, un officier français et un l’esclave d’un paysan malgache. C’est la même colère contre l’inexorable de l’impuissance, la même fatigue, la même et vaine fierté patriotique aussi, qui tâche de faire taire le même abattement.

Les français envoyés pour l’œuvre de civilisation (Jules Ferry dans son discours à la Chambre de juillet 1885), eux aussi sont victimes, envoyés à la mort contre et comme leurs adversaires. Le sont encore plus leurs hommes-à-tout-faire, indigènes d’autres colonies. Les uns et les autres sont victimes d’une campagne préparée en dépit du bon sens, ignorance de la situation et du terrain par l’état-major métropolitain, intendance mal préparée, manque de défenses contre le paludisme (seulement 25 militaires perdirent la vie au combat et quasi 6000, soit 40% des effectifs, moururent de la malaria ou de dysenterie).

Le roman raconte surtout ce qui arrive aux Malgaches et ce que les Malgaches font ou ne font pas de ce qui leur arrive. La rumeur et la peur paralyse la population, plus terribles que le palud ! Le pays est déjà aux abois, pauvre, rançonné par une dette de guerre depuis une décennie. Ses chefs n’ont pas la culture guerrière des assaillants et ne savent organiser une défense qui corresponde au danger.

Quel est le sens de l’existence lorsque les pays sacrifient leurs jeunesses, parce que l’un d’enrichit sur le dos d’un autre ? Quel sens lorsqu’un pays voit sa jeunesse fauchée à cause de l’avidité d’un puissant adversaire ? Dans ce monde que la Troisième République dit vouloir civiliser pour mieux cacher ses crimes (à l’époque l’extrême droite exige plutôt l’urgence de la revanche contre l’Allemagne) et qui a déjà reçu une première évangélisation, plutôt protestante, le recours au divin, le dieu chrétien ou les dieux ancestraux, est aussi nécessaire que vain. La sagesse malgache, sa culture faite notamment d’un maniement très subtil du discours, est vouée aux poubelles de l’histoire puisque l’Ile n’a ni la richesse, ni la force.

Les appels aux divers divins perdent tout sens, au point que plus le religieux est montré, plus les religions paraissent non seulement des impasses, insensées, mais encore des poisons qui font placer un espoir dans des paroles vides. Elles sont des rois nues qui empêchent que de voir la réalité en face, un opium, un auto-asservissement. Le christianisme des colons avec ses cantiques ne dit pas autre chose que l’animisme des sauvages.

Ecrire l’histoire du point de vue des perdants, c’est non seulement leur rendre un nom, mais encore dire l’horreur de la colonisation qui consiste à « voir l’autre comme un outil de production à bas prix ». La vie des pauvres n’importe pas. Si un dieu peut sortir vivant de la colonisation et de l’évangélisation qui l’accompagna, ce sera, peut-être contre ses missionnaires, qu’il s’est rangé du côté de ceux qui ont été piétinés, depuis Naboth ou Urie et tous ceux dont Amos prend la défense en dénonçant le forfait des riches et des puissants. Que l’on ait voulu faire cesser la théologie de la libération dit de quel côté encore récemment ce sont tenus les gardiens auto-proclamés du dogme !

Kaoutar Harchi, Comme nous existons, récit

Comme nous existons par Harchi Actes Sud, Arles 2021

C’est un court récit qui se lit comme un roman dans une langue simple et travaillée à la fois. Mais attention, danger. Un texte peut en cacher un autre, et c’est le cas. C’est un texte de sociologie, de sociologie de l’immigration et des banlieues. Certaines pages se lisent comme un documentaire, informé, renseigné, des événements qui… ont suivi la mort de Nahel ! Le jeune homme issu de l’immigration, comme l’on dit, né en France, français, a été tué à bout portant par un agent de police le 27 juin 2023. Comme si, avant même les événements de juin dernier, l’on savait que rien n’avait changé depuis vingt, quarante ans.

De la fin des années 80 à 2010 environ, une fillette de parents marocains grandit en France. Elle découvre ce qu’elle ne sait pas encore nommer – le racisme -, non seulement à travers les insultes et vexations, mais surtout les injustices. Elle prend conscience que ce qui n’est que normal quand on l’a toujours vécu s’appelle injustice. Elle apprend à renverser la logique de pensée que la société où elle vit impose à tous, y compris à ceux qui en sont les victimes.

En fin de secondaire – c’est la seconde partie du texte – l’adolescente commence à se forger une conscience politique ce qui la conduit à engager des études supérieures en sociologie. La littérature pour l’autrice comme pour beaucoup depuis 70 ans notamment devient une arme, une manière d’agir. Sont évoqués les événements de 2005 suite à la mort de deux ados, Zyed Benna et Bouna Traoré, et la force des mères, qui élèvent leurs garçons, contrairement à ce dont tous sont convaincus.

L’écriture est calme, paisible même. L’amour de la fillette devenue jeune adulte pour ses parents qui crève chaque page, pourtant, n’empêche pas la violence volcanique que l’agencement des événements et pensées parvient à faire entendre. Il n’y a pas les méchants contre les gentils ‑ aucun adulte responsable ne peut croire que le pays de Candy existe ! Il y a une sociologie postcoloniale qui en raconte au moins autant sur ce que vivent les migrants ‑ comme ils existent ‑ que sur l’inhospitalité banale et suffisante de ceux qui se pensent chez eux, parce qu’ils ne sont ni musulmans, ni basanés, ni pauvres, parfois pas nés en France, à la différence de tant de français, qu’ils ne parviennent pas à considérer comme tels, mythe délétère d’une France blanche et chrétienne, quand bien même tellement peu croient en Dieu.

Présentation des ressorts sociologiques du texte par l’autrice ou un entretien récent.